Licenciements Boursiers

On parle beaucoup ces derniers temps de licenciements boursiers, les marchés financiers étant sur le banc des accusés en compagnie de la création de valeur pour l’actionnaire. Les marchés financiers seraient ils l’ennemi de l’emploi et de la croissance? Du point de vue de l’actionnaire, que sont fondamentalement les entreprises? Des investissements en capacité de production qui dégagent ou non une rentabilité supérieure au coût d’opportunité du capital. Cette définition ne fait pourtant pas l’unanimité. Nombre de dirigeants d’entreprises utilisent encore les concepts de croissance en terme de chiffre d’affaires, de résultat net ou même de bénéfice par action.

Si une telle situation a pu perdurer, c’est que les marchés financiers n’exigeaient pas une certaine rentabilité. Cette époque est aujourd’hui révolue. En effet, l’intervention massive des gestionnaires de fonds de placements anglo-saxons (entre autres), jugés sur le rendement annuel de leurs opérations a changé la donne. Les actionnaires sont désormais beaucoup plus exigeants en termes d’objectifs de rentabilité et d’analyses stratégiques. La création de valeur, principalement pour l’actionnaire (concept de Shareholder value) est désormais l’objectif assigné aux gestionnaires d’entreprises (Des études récentes analyse les enjeux de la répartition de la création de valeur entre stockholders (actionnaires) et stakeholders (Salariés, dirigeants, actionnaires…) mais la création de valeur reste un concept tourné vers l’actionnaire).

L’idée fondamentale qui est à l’origine des différentes mesures de la création de richesse par une entreprise consiste à dire qu’une entreprise crée de la valeur pour ses actionnaires dès lors que la rentabilité des capitaux investis est supérieure au coût des différentes sources de financement utilisées ou encore au coût du capital. Cela signifie en clair qu’il ne suffit pas qu’une entreprise soit bénéficiaire au sens comptable pour qu’elle crée de la valeur. En effet, si le coût des dettes financières est bien pris en considération dans le compte de résultat, il n’en va pas de même pour le coût des fonds propres.

Les investisseurs attendent aujourd’hui plus qu’une simple stratégie de croissance comme par le passé mais une véritable stratégie de la valeur afin de tirer le meilleur de la firme dans laquelle ils investissent. Il faut en effet bien prendre conscience que le capital apporté par les actionnaires a un coût. Le MEDAF (Modèle d’évaluation des actifs financiers) permet de déterminer ce coût. On ne crée pas de la valeur en fixant des objectifs « olympiques » au chiffre d’affaires qui ne sont souvent pas atteints et déçoivent le marché, avec les conséquences qui en découlent au niveau de la valeur de l’entreprise. Les actionnaires exigent une juste rémunération pour le risque pris : le Pricing du risque a d’ailleurs concentré beaucoup de travaux de recherche en finance ces vingt dernières années.

Afin d’assigner un objectif aux dirigeants, il convient de définir des indicateurs de performance qui mesure cette création de valeur et permettent ainsi de concilier ambitions actionnariales et managériales. L’indicateur le plus connu pour mesurer la création de valeur est sans conteste L’EVA (« Economic Value Added) du cabinet B.Stewart construite d’après la théorie pertinente des prix Nobel Modigliani et Miller. « Cette valeur se mesure comme la différence entre le résultat d’exploitation après impôt et le coût de financement de l’actif net ». Il existe une autre approche, popularisée en 1986 par Rappaport qui repose sur l’actualisation des free cash flows.. En fait, ces deux approches ont des fondements théoriques voisins puisqu’en actualisant des EVA futures, on obtient la MVA (Market Value Added) qui n’est rien d’autres que la somme des free cash flows actualisés (cf. Albouy Banque et Finance).

Les stratégies de croissance semblent souvent antinomiques d’une stratégie de valeur, particulièrement pour les non initiés. On parle ainsi de « licenciements boursiers », en partant du fait que les titres cotés s’offrent le plus souvent un rebond après des annonces de restructurations et de licenciements. Nul doute que ces affirmations vont rejaillir, la conjoncture économique se dégradant. Mais qu’en est-il réellement? Les investisseurs sacrifieraient ils la croissance sur l’autel de la création de valeur? On examinera dans un premier temps cette hypothèse en montrant comment une stratégie de croissance peut être l’antithèse d’une stratégie de valeur. Puis, on déterminera les moteurs de la création de valeur en développant ce concept et en s’interrogeant sur le rôle de la croissance pour cette création. Stratégie de croissance et stratégie de valeur sont-elles réellement antinomiques?

I-Quand la croissance détruit de la valeur…

1- Les nouvelles technologies

Le monde a connu jusqu’au début de l’année dernière, un véritable engouement pour le réseau Internet. Beaucoup d’entreprises ont fondé beaucoup d’espoir sur de développement du Web. La grande mode d’Internet qui s’est traduit par une envolée de la bourse dès qu’on avait une valeur qui touchait de près ou de loin à la technologie. On peut donner l’exemple de Highwave Optical Technologies dont le cours s’était envolé de plus de 250% le premier jour de cotation qui a prévu de licencier 480 personnes sur son site de Lannion et dont le cours s’est aujourd’hui effondré. Il y a eu un fantastique engouement pour la création de start-up, pour la nouvelle économie comme on l’appelle. Beaucoup de cadres ont rejoint ces sociétés et leurs promesses de gains mirobolants (stock options). Depuis le souffle est retombé aussi brutalement que la folie Internet était arrivée.

Tous les business plans des sociétés Internet reposaient sur des stratégies de croissance qui devaient à terme leur apporter une rentabilité que chacun jugeait très importante. Les résultats n’ont jamais été pour la majorité des sociétés engagés sur ce créneau au rendez-vous (à quelques exceptions près comme Yahoo! Qui parvient à dégager des bénéfices). Amazon, au départ librairie virtuelle a adopté une stratégie de croissance tout azimut qui n’a pour l’instant eu comme résultat que de détruire des milliards de dollars de valeur. Même des stars comme Excite@Home sont aujourd’hui proche de la faillite, les deux sociétés avaient pourtant fusionné pour 6,7 Milliards de dollars il y a un peu plus d’un an. Les exemples sont légions. D’ailleurs le 6 Aout dernier, on pouvait encore lire en page 19 du quotidien Les Echos : « Bipop-Carire paie cher sa politique de croissance tous azimuts », faisant allusion aux difficultés de la petite banque transalpine valorisée un temps plus que Fiat.

La majorité de ces sociétés n’a jamais crée de valeur ou assez peu dans le meilleur des cas, ce qui veut dire que le concept de création de valeur tant ressassé n’avait pas encore été parfaitement assimilé par ces jeunes pousses. Une croissance, aussi rapide soit elle, ne suffit pour créer de la valeur. On parle ici de croissance endogène qui ne suffit pas à constituer une stratégie de valeur pour la firme. Beaucoup d’entreprises ont choisi une autre voie pour se développer rapidement : la croissance externe. Ce type de croissance est-il compatible avec une stratégie de valeur?

2-Les Fusions aux bancs des accusés

L’heure des méga fusions serait-elle passée? Les appétits industriels des grands de ce monde seraient-ils apaisés? Si l’on en juge par les dernières statistiques parues sur le nombre et le montant des fusions acquisitions réalisées depuis le début de l’année, on pourrait effectivement déduire que les rapprochements à coups de milliards de dollars ne sont plus ce qu’ils étaient. Au 30 juin, ces opérations auraient ainsi diminué de 75%, à 250 milliards de dollars, si l’on en croit les chiffres publiés par le groupe Thomson Financial.

La baisse des cours de la bourse en est bien sûr une des premières causes, beaucoup d’acquisitions étant financées par échange de titres plutôt qu’en monnaie sonnante et trébuchante. Si certains ont cru, ces dernières années, que ces opérations de croissance externe allaient les propulser sur le devant de la scène grâce aux synergies dégagées, ils en sont en grande partie pour leurs frais. L’exemple de la fusion entre Daimler et Chrysler est édifiant : la réunion des deux constructeurs vaut aujourd’hui moins que le seul Daimler avant l’opération! Ces opérations ont effectivement générées des coûts souvent mésestimés (alourdissement de la dette, amortissement de survaleurs faramineux, plans sociaux onéreux…). En conséquence, les synergies tant espérées se font attendre et surtout « la relutivité » soit disant immédiate de l’opération est repoussée. Les actionnaires de la société acheteuse, alors frappés par la dilution, sont donc souvent perdants dans l’opération.

Les acquisitions sont au nombre des décisions stratégiques les plus importantes que doive prendre une entreprise. Une acquisition réussie peut être une source importante de création de valeur. En cas d’échec, elle détruit rapidement de la valeur, se traduit par de sérieux problèmes opérationnels et souvent par une perte d’emploi pour certains dirigeants. En dépit de la fréquence de ces opérations, si l’on en croit les études réalisées par le passé, les réussite se compte sur les doigts d’une main. Les résultats des recherches universitaires ou les analyses des conseillers en management, aussi bien que la simple expérience managériale, tendent immanquablement à démontrer la faible chance de succès de ce type de transactions. Les marchés ont d’ailleurs souvent tendance à sanctionner le titre de l’acquéreur lorsque celui-ci envisage une acquisition.

Lorsqu’il y a création de valeur, ce sont souvent les actionnaires de l’entreprise rachetée qui l’accaparent sous la forme d’une prime, laissant un gain négatif ou faiblement positif aux actionnaires de l’acquéreur. On peut bien sûr objecter que ces études sont en général basées sur les réactions immédiates à l’annonce d’une acquisition et ne tiennent donc pas compte de son potentiel à terme. Cependant, en réalité, les études réalisées en analysant les conséquences de ces acquisitions sur le long terme sont encore plus défavorables. Il s’en dégage en effet un schéma de rendements négatifs pendant plusieurs années. En outre, l’échec de nombreuses transactions s’illustre par un pourcentage assez élevé d’unions rompues dans un délai de quelques années avec souvent des moins values de cession à la clé.

On ne peut pas réellement affirmer qu’une stratégie de croissance externe est antinomique d’une stratégie de valeur car on distingue néanmoins quelques exemples de réussite au milieu de l’abondance de statistiques négatives concernant les fusions acquisitions. On pense immédiatement au succès de la stratégie de croissance de Cisco, fabricant Californien d’équipements de télécommunications, ou à l’intégration en douceur du conglomérat General Electric. Certes le titre Cisco a perdu depuis de sa superbe et General Electric a échoué dans sa fusion avec Honeywell mais ces aléas ne remettent pas en cause la création de valeur qui a résulté de ces opérations de croissance externe. Il faut se rappeler que sur les marchés financiers, il n’existe qu’une raison valable de conclure un accord : les actifs de l’entreprise cible doivent rapporter plus qu’ils n’ont coûté.

Bien au contraire, si la motivation du rachat tient à l’attrait intrinsèque d’une firme donnée, il ne risque guère d’y avoir création de valeur étant donné que cet attrait est déjà intégré dans la valeur de l’entreprise. Par conséquent, une union qui n’aurait comme motivation que le très bon positionnement de l’entreprise, ses perspectives de croissance ou sa rentabilité ne saurait se révéler fructueuse sur cette seule base. Les fusions acquisitions sont donc dangereuses et détruisent souvent de la valeur. On a vu qu’une stratégie de croissance interne accélérée ainsi que la croissance externe était souvent à l’opposé de la stratégie de valeur attendue par les actionnaires. Une vision à un horizon trop court des investisseurs ne seraient-ils pas la cause de cette situation?

3-Marchés financiers : une vision à court terme?

Depuis de nombreuses années, la question de l’obsession du court terme a fait couler beaucoup d’encre. D’aucuns affirment en effet que les sociétés américaines et britanniques ont vu fondre leur avantage concurrentiel par manque d’investissements à long terme et en rejettent la faute sur les marchés financiers accusés de privilégier le court terme. On retrouve ici en toile de fond une critique de la création de valeur qui n’encouragerait donc pas l’investissement et donc, par ricochet, la croissance.

Selon cette théorie, l’obsession du court terme des financiers de Wall Street et de la City a justement nuit à la croissance et à la compétitivité des entreprises américaines et britanniques. L’Allemagne et le Japon n’ont pas connu le même sort, car leur système financier est davantage dépendant des banques. Toutefois, les systèmes financiers de pays d’Europe continentale et d’Asie rejoignant peu à peu le modèle américain, on peut craindre à juste titre qu’ils ne soient « contaminés » à leur tour par cette maladie typiquement anglo-saxonne.

Contrairement à une image répandue, les actionnaires individuels investissent majoritairement à long terme. Le fait que ces investisseurs soient actifs sur le marché, c’est à dire qu’ils fassent « tourner leurs portefeuilles » en vendant et en achetant des titres, ne signifie donc pas que leur horizon soit le prochain quarter ou l’exercice fiscal en cours. La difficulté pour un investisseur en actions se trouvent dans la recherche d’informations qui lui permettront de se forger une anticipation à long et moyen terme. Dans ces conditions peut-on considérer l’EVA, qui mesure la création de valeur, comme l’indicateur suprême? La réponse est certainement à nuancer pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, l’EVA reste un indicateur de performance annuel. Rien ne permet donc d’affirmer qu’un EVA élévé sur un exercice est le révélateur assuré d’une politique de création de valeur à long terme. Par ailleurs, comme tout indicateur, il est manipulable. Il est en effet tout à fait possible qu’un EVA faible à court terme soit le fruit d’une politique d’investissement à long terme et à valeur actuelle nette (VAN) positive, et qu’un EVA élevé ne traduisent qu’une politique de sous investissement, notamment en R&D. Le risque de « court termisme » de la part des dirigeants n’est donc pas écarté avec un tel indicateur. La création de valeur à long terme n’est pas loin s’en faut antinomique de la croissance mais elle peut le devenir à court terme. Il existe en effet une relation d’agence entre les dirigeants et les actionnaires qui peut faire privilégier aux premiers une création de valeur immédiate en jouant sur ses instruments de mesure plutôt qu’une véritable création de valeur qui vise aussi forcément le long terme.

Enfin, la recherche de la valorisation maximum à court terme du capital financier peut entraîner une remise en cause de la compétitivité, donc de la survie, à terme, de l’entreprise. C’est le cas lorsque certains programmes de downsizing font perdre à l’entreprise une grande partie de son expérience accumulée et de son savoir-faire. Si en théorie, la maximisation de la valeur actionnariale à long terme n’est pas contradictoire avec la valorisation du capital humain, en pratique ces deux objectifs apparaissent souvent opposés, tout au moins à court terme. Afficher un EVA élevé peut parfois passer par un ajustement des coûts salariaux au risque d’amputer la compétitivité de la firme.

Stratégie de croissance et stratégie de valeur ne sont donc pas antinomiques en théorie et à long terme mais une stratégie de valeur mal comprise passant par la maximisation des indicateurs de créateur de valeur à court terme l’est très souvent. Les études empiriques sont unanimes sur un point : l’opération de désinvestissement est créatrice de valeur pour les entreprises qui la réalisent. Il semble de plus que les conflits entre actionnaires et dirigeants influent considérablement sur cette création de richesse. Mais au-delà des conflits, à force de désinvestir et en poussant le raisonnement à la limite, pourrait-il encore y avoir création de valeur sans entreprise? La réponse est bien évidemment négative. Alors, jusqu’où peut aller le désinvestissement et le downsizing ?

Les marchés financiers sont la cible privilégiés des accusations. Mais au bout du compte, le seul véritable danger induit par l’obsession des marchés serait de voir les entreprises renoncer à se lancer dans des investissements rentables à VAN positive. Dès lors les dirigeants d’entreprise seraient les vrais fautifs, puisque ce sont eux qui prennent la décision d’investir à long terme. Les chefs d’entreprise se détournent parfois de tels investissements, en se focalisant sur les bénéfices à court terme, alors que leur rentabilité peut mettre plusieurs années à apparaître…

Quand la croissance permet de créer de la valeur…

1-Les alliances, un bon outil pour une croissance profitable…

La croissance est un moyen d’avancer, pas une panacée. Des opportunités de développement existe aujourd’hui et les dirigeants doivent en tirer partie. On a vu dans la première partie que les acquisitions sont souvent destructrices de valeur soit que le prix payé soit trop élevé ou que des obstacles surgissent comme des cultures d’entreprise différentes par exemple.

Les coûts d’intégration qui suivent une acquisition font monter le coût global de la transaction. Ces coûts sont souvent loin d’être insignifiants. Face à des problèmes importants d’assimilation des actifs, les alliances peuvent s’avérer séduisantes, parce qu’elles permettent aux entreprises d’unir leurs ressources sélectivement en fonction des besoins. Contrairement aux acquisitions, elles n’exigent pas que l’on extraie totalement les actifs des autres entreprises, ni qu’on se débarrasse des actifs indésirables après la réalisation de l’investissements.

Le groupe Nestlé, par exemple, a scellé un partenariat en Europe avec General Mills pour les céréales de petit déjeuner, sans intégrer pour autant ses autres activités dans cette initiative. Il a aussi fait équipe avec Coca-Cola pour associer son capital de marque pour le café et le thé au système de distribution international de Coke.

Si l’indivisibilité des ressources et les différences culturelles contribuent à augmenter les coûts de transaction pour la société qui choisit la solution de l’acquisition plutôt que celle de l’alliance, la difficulté à digérer les actifs risqués d’avoir un autre effet important : elle rend plus difficile pour les acquéreurs de juger dès le départ la valeur de l’entité combinée. Cela nous amène aux problèmes d’évaluation dans le regroupement des ressources stratégiques.

L’information asymétrique, c’est à dire le cas où certaines parties en savent plus que d’autres, affectent de nombreuses transactions économiques. Ainsi, même avec la plus parfaite diligence, l’acquéreur peut encore avoir de grandes incertitudes sur la valeur réelle des actifs en jeu. Cela arrive notamment quand, par exemple, le vendeur et l’acheteur fabriquent des produits différents dans divers secteur d’activité, ou quand les actifs en jeu sont intégrés et répartis au sein de la société visée.

Les alliances peuvent atténuer ces problèmes d’évaluation en permettant aux sociétés d’associer des ressources complémentaires sur une base limitée. Effectivement, les entreprises finissent par avoir une meilleure idée de la vraie valeur des actifs en jeu, grâce à une interaction fréquente avec leur partenaire. Une fois que cet apprentissage est fait, la société peut renforcer son engagement ou sortir de l’alliance, selon le cas.

La société Whirlpool, par exemple, a crée un joint-venture avec Philips, qui souhaitait céder ses activités d’électroménager. Elle a obtenu une option d’achat sur cette entreprise, qu’elle a levée moins de trois ans après. Mais, pendant ce temps, elle a réussi à connaître la valeur réelle des activités en jeu; elle a reçu l’appui de Philips pour réaliser la transition; elle a acquis la conviction que cette acquisition pourrait créer de la valeur.

Les alliances sont donc un bon outil pour contourner les difficultés des acquisitions souvent destructrices mais l’inverse peut aussi être vrai. Nul doute qu’une part importante des échecs observés résultent d’un investissement dans une alliance alors qu’un investissement dans une acquisition aurait été préférable, et vice-versa. De plus, les décideurs ont intérêt à analyser en terme concrets, les avantages et les coûts d’une alliance par rapport à une acquisition. Il faut peser les risques afin de prendre la bonne décision. Cet exercice est souvent difficile. Quand une société est confrontée à de grandes incertitudes et que ses plus proches concurrents optent pour des acquisitions, ses dirigeants préfèrent leur emboîter le pas, plutôt que de sortir du rang.

Une stratégie de croissance bien gérée participe donc d’une stratégie de valeur. D’ailleurs, la théorie financière intègre depuis longtemps le paramètre croissance afin de valoriser une entreprise…

2-L’approche par les dividendes de Gordon

Aujourd’hui, la notion de création de valeur prédomine aussi bien dans le discours des investisseurs aussi bien que dans celui des dirigeants d’entreprises. Ce n’est pas pour autant qu’il faut renier les enseignements des approches précédentes.

Une stratégie de valeur consiste à maximiser le prix de l’action de la firme a un horizon temporel donné. En 1953, Gordon utilise la classique approche actuarielle de la théorie financière : le prix d’une action est égal à la somme actualisée des dividendes futurs qui seront servis.

n
PO = Somme Dt (1+k)-t + Pt (1+k)-n,
t=1

Où k est le taux de rendement exigé par les actionnaires, et Dt le dividende versé à la t-ième période.

Si l’on admet que le résultat de l’entreprise va croître au taux g ad vitam eternam et que le taux de distribution des bénéfices demeure constant, la valeur de l’action est

PO = D1/ (k-g)

Il existe un cas particulier, les sociétés en croissance ou qui ne distribuent pas de dividendes (g>k). Le modèle est alors tronqué. La phase de croissance n’étant pas infinie, il faut déterminer sa durée, puis appliquer le modèle de Gordon à la fin de cette phase de croissance de n années.

Ce modèle est certes très sensible aux hypothèses mais montre bien l’importance de la croissance dans une stratégie de valorisation de l’action « traditionnelle ».

L’approche Bates adaptée aux sociétés en forte croissance, intègre bien cette problématique de la croissance afin de valoriser une société. Il s’agit en fait d’un dérivé du modèle de Gordon, dans lequel on considère deux périodes : une phase de croissance forte qui dure n périodes, puis une phase de maturité. A la fin de sa phase de croissance, la société doit avoir retrouvé un PER (Price Earning Ratio qui correspond au multiple prix d’une action/ bénéfice par action(BPA)) normal. Si pendant la phase de croissance, le taux de distribution b est stable, et que les résultat net croît au taux g, on obtient la valeur de l’action.

PO = BPA0.PER0

PER0 = b(1+g)(1-A)/(k-g) + A. PERn, où A= (1+g)n/(1+k)n

La croissance est encore ici un élément déterminant afin de valoriser au mieux sa société. Certes la notion création de valeur avec des indicateurs comme l’EVA a été crée pour pallier les limites de ces modèles en terme de création de valeur actionnariale, mais l’importance de la croissance dans ces modèles tend à prouver qu’elle est bien un des déterminants essentiels d’une stratégie de valeur même si elle n’est pas le seul levier sur lequel l’entreprise peut agir. La question que l’on doit se poser est comment créer de la richesse? Que faut-il faire pour mettre en place une stratégie de valeur?

3-Comment organiser la création de richesse?

Organiser l’entreprise en vue de créer de la valeur actionnariale est plus facile à dire qu’à faire. Dans les entreprises qui se convertissent à la création de valeur, cela implique la prise en compte de nouvelle variable comme le coût du capital, la définition précise des capitaux investis, le découpage des activités de l’entreprise en business units clairement identifiables et même éventuellement leur introduction sur le marché.

-Les variables internes de la création de valeur

Il s’agit essentiellement du taux de marge opérationnelle (NOPAT (Net Operationnal Profit after Taxes) /CAHT), du taux de croissance à moyen et long terme de l’EBIT (Earning before interests and taxes) et du contrôle des capitaux investis (actifs immobilisés nets et besoins en fond de roulement). Le tableau montre comment une entreprise soucieuse de créer de la valeur peut agir :

LES VARIABLES D’ACTION INTERNE POUR LA CREATION DE VALEUR

1-Améliorer le taux de marge nette opérationnelle :
– agir sur les processus de production et réorganiser le travail;
– réduire les coûts de production et augmenter la flexibilité en utilisant la sous-traitance;
– centraliser les fonctions financières et administratives;
– utiliser les nouvelles technologies de l’information pour réduire les coûts administratifs et de production

2-Assurer une croissance à long terme des ventes :
– développer de nouveaux produits et activités;
– pénétrer de nouveaux marchés;
– internationaliser les activités;
– agir sur le marketing mix;
– rechercher systématiquement les avantages compétitifs

3-Contrôler les capitaux investis par activité
– minimiser les besoins en fond de roulement;
– évaluer la rentabilité des actifs immobilisés;
– recourir à la location plutôt qu’à l’achat pour les investissements non stratégiques
– désinvestir dans les activités non essentielles ou en dehors du core business

Mais de telles initiatives ne sont pas suffisantes pour créer de la valeur : encore faut-il que le marché les reconnaisse pour les valoriser à leur juste prix. D’où la nécessité pour les dirigeants de mettre en place une véritable politique de communication et d’écoute du marché financier. C’est pourquoi le marché préfère généralement les pure players au conglomérat : non seulement les investisseurs peuvent diversifier eux-mêmes leur portefeuille mais la lisibilité de l’action est bien meilleure.

-Les variables externes de création de valeur

Il s’agit essentiellement des exigences du marché financier qui s’exprime en terme de coût du capital et une augmentation de la lisibilité du cours de la firme. Le coût du capital Rc représente l’attente de rentabilité des bailleurs de fonds de l’entreprise : actionnaires et créanciers financiers. Avec les notations suivantes, il est égal à :

Avec : Rc = Ra / (1+Q) + Q.Rd (1-) / (1+Q)

Q = Dettes/fonds propres, soit le levier financier
 = taux d’imposition des bénéfices
Ra = coût des fonds propres
Rd = coût de la dette

Il est évident que plus le coût du capital est faible et plus, pour les mêmes free cash flows, la valeur de la firme est grande. L’évolution des taux d’intérêt, variable totalement exogène à l’action des dirigeants, a donc un impact sur la MVA (Market Value Added qui correspond à la valeur de la firme et qui représente la somme des EVA actualisées). Le coût des fonds propres, qui est un coût d’opportunité, peut être obtenu grâce à l’équation du modèle d’équilibre des actifs financiers (Medaf) qui nous enseigne que la rentabilité attendue par les actionnaires :

E (Ra) = Rf + (E (Rm) – Rf) 

Avec E (Rm) = taux de rentabilité espéré du marché des actions

Le coefficient bêta dépend à son tour du risque d’exploitation de l’entreprise et de son risque financier. Réduire le risque systématique revient donc à chercher à minimiser les coûts fixes pour abaisser le risque d’exploitation et à diminuer l’endettement pour réduire le risque financier. Notons que si la diminution de l’endettement réduit bien le risque financier et donc le coût des fonds propres, une telle politique fait perdre à l’entreprise l’avantage fiscal lié à la déductibilité des intérêts. Or, comme Modigliani et Miller l’ont montré, en l’absence de coût de faillite, la valeur de marché de la firme est une fonction croissante de son endettement. La création de valeur pour les actionnaires ne passerait donc pas automatiquement par une politique de désendettement.

L’investissement ainsi qu’un de ces modes de financement (l’endettement) peuvent être créateur de valeur pour la firme. Une stratégie de croissance participe d’une stratégie de valeur. La croissance est bien un des leviers de la création de valeur même si la croissance seule ne peut constituer une stratégie de valeur. L’endettement n’est pas un obstacle à cette stratégie. L’entreprise doit mettre en place une stratégie de croissance profitable synonyme de stratégie de valeur.

4-L’approche par les « options réelles »

Les approches fondées sur les cash flows futurs ignorent une donne essentielle dans de nouveaux projets : la flexibilité. Les approches classiques prennent en compte le risque, mais un entrepreneur ne se contente pas de subir ce risque : il est souvent en mesure de réagir aux événements. Il accroît ou limite ses investissements au fil du temps en fonction de l’évolution des perspectives de rentabilité

Dans la pratique, cela revient à détenir une option. Dans notre cas, elle est dite réelle, par opposition aux options sur actifs négociés sur les marchés. Naturellement, le projet, et les options réelles ne sont pas faciles à valoriser. Mais c’est une piste intéressante à étudier pour évaluer les « entreprises de la nouvelle économie. On peut donc dire globalement, que la valeur de l’entreprise est égale à la somme des cash flows futurs actualisés ainsi que des options réelles qui y sont rattachées.

-Comment valoriser les options réelles?

Détenir une option, c’est détenir le droit de faire quelque chose convenue d’avance (ou de ne pas le faire) à une échéance. A l’échéance, le détenteur de l’option exerce ou non, selon son intérêt. L’option existe donc en présence de trois éléments :

– Forte incertitude : plus il y a de risque plus l’option est valorisée
– Informations qui se révèlent au fil du temps : plus on avance dans le temps, et plus on voit clair
– Existence d’une opportunité à l’échéance

Une firme Internet ne connaît pas encore les possibilités de service et de produits possibles. Sa valeur comprend donc les anticipations classiques de son marché, plus les options de se développer sur les nouveaux marchés non encore identifiés. Le plus paradoxal est que plus il y d’incertitude sur son potentiel et plus les options prennent de la valeur. Cela pourrait expliquer la flambée des valeurs Internet en 1999.

Il faut noter que l’évaluation des options sur actifs financiers traditionnels a été modélisée depuis 1973, par Black&Sholes. Les résultats sont très sensibles à la mesure du risque, ou volatilité, introduits dans les modèles. La valeur de l’option dépend essentiellement de deux variables : fonction croissante du risque, et décroissante du temps.

On peut ainsi développer des modèles théoriques pour évaluer les sociétés Internet qui repose sur la croissance espérée des revenus et de la structure prévue des coûts de la firme. Comme ces prévisions varient dans le temps, la valorisation des entreprises par le modèle est soumise à une forte volatilité. Il permet néanmoins de faire apparaître les points cruciaux d’une évaluation.

On peut conclure de leurs travaux que la valorisation des sociétés Internet peut être rationnelle. Même si les risques de faillite sont importants, la forte croissance de départ et une volatilité importante peuvent amener à des valorisations étonnantes. Il faut toutefois signaler que le modèle est très sensible aux variations des paramètres. C’est pourquoi les actions de ces sociétés sont très changeantes.

On peut donc considérer que les stratégies de croissance rapide de ces sociétés participaient donc indirectement d’une stratégie de valeur : la valeur était en effet intégrée sous forme d’options, la croissance étant un paramètre important de la création de valeur. C’est l’échec à tenir ces prévisions de croissance et à les exploiter pour créer de la valeur qui laisse à première vue à penser que la stratégie de croissance employée est antinomique d’une stratégie de valeur. C’est justement parce que la croissance est un des déterminants essentiels de la création de valeur que les valorisations ont pu être si élevés. Le risque était très élevé mais les perspectives de rendement l’étaient aussi. C’est la croissance profitable qui crée la valeur même si l’entreprise peut agir, en particulier à court terme, sur d’autres leviers.

CONCLUSION

La stratégie de croissance d’une entreprise n’est donc pas l’ennemi d’une stratégie de valeur. Pour créer cette valeur, il faut que les projets d’investissements que sous-tend cette croissance et une rentabilité supérieure au coût du capital de la firme. Ainsi, l’effondrement des valeurs Internet ne vient pas d’une relation antinomique entre croissance et valeur mais plutôt de business plans aux objectifs trop ambitieux avec des investissements dans des projets à fonds perdus. Il n’y a donc pas eu création de valeur sur le long terme. A court terme, on peut expliquer l’envol des valorisations des « technologiques » grâce à la théorie des options réelles. Il existait un potentiel important avec une grande incertitude qui a fait que les actions de ce type de société avait tendance à se comporter comme des options. Bien sûr à court terme, les valorisations de ces sociétés ont explosé ce qui a bénéficié à beaucoup d’actionnaires quoiqu’il n’y est pas eu à proprement parler création de valeur. Mais la création de valeur se mesure sur un laps de temps assez long. En effet, beaucoup de projets d’investissements créateurs de valeur ne portent leurs fruits que quelques années plus tard. D’ailleurs, la valorisation des titres sur le marché est le résultat des anticipations sur la valeur future des titres.

La frénésie de fusion acquisition dont une grande majorité ont détruit de la valeur ne suffit pas à prouver qu’une stratégie de croissance externe soit le contraire d’une stratégie de valeur. Ces acquisitions sont d’ailleurs souvent justifiées par des soucis de création de valeur même si les résultats ne sont pas toujours ceux escomptés. Une acquisition doit résulter d’une stratégie bien réfléchie, toutes les possibilités doivent être étudiées : une simple alliance vaut parfois mieux qu’une acquisition fortement médiatique. La relation d’agence entre dirigeants et actionnaires peut aussi expliquer un certain nombre d’échecs d’opérations ambitieuses. Il est vrai que certains dirigeants peuvent adopter une attitude court termiste visant à maximiser la valeur crée par l’entreprise à un horizon le plus court possible. En effet, les indicateurs de création de valeur, comme l’EVA ne sont pas parfait. Les opérations de désinvestissement sont créatrices de valeur pour les actionnaires des entreprises qui la réalisent. Toutefois à force de désinvestir, on risque de perdre une partie des core competencies de l’entreprise et d’amputer la compétitivité de la firme. Ainsi la création de valeur à court terme peut se faire au détriment de la firme elle-même et de ses capacités à créer de la valeur sur le long terme. Il est évident qu’une stratégie de valeur qui passerait par le downsizing s’oppose à une stratégie de croissance. Une telle stratégie ne peut cependant durer qu’un temps car il ne peut y avoir de valeur sans entreprise.

Les approches financières « traditionnelles », telles que celle de Gordon Shapiro ou de Bates ont toujours intégré la croissance comme variable fondamentale afin de valoriser une entreprise. Il existe des entreprises qui n’ont plus de perspectives de croissance, ces entreprises deviennent alors des valeurs de rendements telle que Elf Gabon. L’étude des variables de la création de valeur montre bien que la croissance est un des leviers principaux de celle-ci même si la minimisation des coûts et du capital investi par activité en est une autre. Ces deux autres leviers permettent d’envisager une croissance profitable, dont l’entreprise pourra tirer le meilleur parti.

La cession des actifs non stratégiques et le recentrage sur le cœur de métier participe de cette logique : l’entreprise doit concentrer ces forces sur ces points forts afin de maximiser la création de valeur. C’est dans les activités où elle a des compétences fortes que l’entreprise doit investir et croître. Bien sûr, il est toujours possible d’acquérir de nouvelles compétences clés qui peuvent être un relais de croissance pour l’entreprise. Cette stratégie de croissance devra bien sûr être intégrée dans une stratégie de valeur car la croissance pour la croissance n’est pas une fin en soi.

La valeur actuelle nette des free cash flows dégagés doivent être positifs pour que le projet soit entrepris. Sous cette condition, stratégie de croissance et stratégie de valeur ne sont qu’une. Les allégations qui visent à associer marché financiers et licenciements sont donc infondées et purement rhétoriques, car c’est la croissance qui crée l’emploi comme on l’a vu en France ces dernières années (et non les politiques du gouvernement). L’argent à un coût et tout projet plus rentable que ce coût peut être entrepris car il est créateur de valeur. Cessons donc de brocarder les marchés…

Bibliographie

Albouy, M., » La valeur est-elle autre chose qu’un discours à la mode? », Revue Française de Gestion, Janvier-Février 1999

Marsh, P., » Marchés financiers : une vision à court terme? », Les Echos, L’Art de la Finance, n°6, 1998

Giunti, O. et Bousquié, B., » Quels leviers pour la création de valeur? », Les Echos, L’Art d’entreprendre, n°9, 1997

Bernard, L., « Rapprochements : les rendez-vous manqués », Les Echos, L’Art de la Stratégie, n°3, 2000

Gertner, R., « Fusions-acquisitions : le rôle du conseil d’administration « , Les Echos, L’Art de la Stratégie, n°2, 2000

Anand, J., « Combien d’unions sont idylliques », Les Echos, L’Art de la Stratégie, n°5, 2000

Rérolle, J.F., Quentin, F et Béghin, J.M., »La discipline de la valeur », Les Echos, L’Art de la finance n°7, 1998

Kay, J., »Le fantasme des grands projets », Les Echos, L’Art de la Stratégie n°1, 2000

Jacquin, J.B., » L’Expansion EVA/MVA 2000″, http://www.lexpansion.com/classement/eva/affichage.asp, 2000

Jasor, M., « Bipop-Carire paie cher sa politique de croissance tous azimuts », Les Echos, le 6 Aout 2001

Schwartz, E.S. et Moon, M., « Rational Pricing of Internet Compagnies », Financial Analysts Journal, vol 56, n°3, Mai-Juin 2000.