L’HOMME LIBRE
Mélanges en l’honneur de Pascal Salin
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Le très bel hommage à Pascal Salin, publié par les éditions Les belles lettres, est disponible. Je l’ai sous la main et je dois dire que c’est un beau livre, rempli de textes souvent originaux et très intéressants. Par exemple la contribution de notre ami Georges Lane ( http://blog.georgeslane.fr/category/Derniere ).
J’aurai l’occasion d’en reparler mais les témoignages que j’ai lus confirment encore une fois l’impression que j’ai eue lorsque j’ai rencontré Pascal Salin à Strasbourg en 2001, à l’occasion d’une conférence que j’avais organisée avec l’aide de démocratie libérale et du Cercle Hayek. Une puissance intellectuelle hors du commun, qui prend la logique au sérieux et qui s’adresse à la raison des autres, partant du principe que de cette étincelle présente en chacun de nous peut s’allumer un désir de liberté fondé rationnellement. Le respect de la raison et de la liberté de l’autre est une exigence. Celle d’être payé de retour. Cet amour de la liberté et de la raison, avec ses implications morales et son attitude faite d’honnêteté et de confiance, est ce que j’ai perçu chez Pascal Salin et ce qui en fait, plus qu’un scientifique, une personnalité qui rayonne.Â
L’exigence de la raison fait aussi naître des inimitiés. Il devient difficile de ne pas mépriser ceux qui nient la rationalité et la liberté d’autrui, car implicitement ils nient aussi la leur, ce qui est la marque de l’homme soumis, le contraire de l’homme libre. Aussi, l’homme libre désire-t-il vivre avec ses pareils. Loin de se replier sur lui-même il désire persuader que l’harmonie réside dans la liberté et non dans le socialisme, toujours créateur d’antagonismes de groupes.
Nous avons besoin de mots, d’arguments, mais nous avons aussi besoin d’hommes pour les porter, de modèles, et Pascal Salin est un modèle, celui du libéral complet, philosophiquement, moralement et scientifiquement. Voilà ce que j’avais envie de dire à l’occasion de ce livre d’hommage.
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On peut se fixer sur le scénario du pire non pas comme pouvant ou devant se produire dans l’avenir mais en tant qu’il pourrait ou devrait se produire si l’on entreprenait telle action. Dans le premier cas, le scénario du pire est de l’ordre d’une prévision ; dans le second c’est une hypothèse conditionnelle dans une délibération qui doit aboutir à choisir, parmi toutes les options ouvertes, celle ou celles qui rendent ce pire acceptable. C’est une démarche « minimax » : rendre minimal le dommage maximum. Or minimiser le pire, ce n’est pas le rendre nul.
C’est précisément la pertinence, voire la seule existence de la possibilité de ce scénario du pire qui peut et doit guider la réflexion et l’action, écrit Corinne Lepage. Je rejoins ce jugement. Je crains que ce point fasse peu sens pour les gestionnaires du risque. La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire, mais qu’une fois produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses
Et où peut-on se procurer facilement ce livre ?
via http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100577740
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours [3] n’a été que l’histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande [4] et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.
Des serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.
La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution.
L’ancien mode d’exploitation féodal ou corporatif de l’industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s’ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l’atelier même.
Mais les marchés s’agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l’industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.
La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie; et, au fur et a mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le moyen âge.
La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement, d’une série de révolutions dans le mode de production et les moyens de communication.
A chaque étape de l’évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s’administrant elle-même dans la commune [5], ici, république urbaine indépendante; là , tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière. contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.
La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.
La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades [6]
La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à -dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.
Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.
Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit Les oeuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.
Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à -dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.
La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là , elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident.
La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier.
La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ?
Voici donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d’échange. sur la base desquels s’est édifiée la bourgeoise, furent créés à l’intérieur de la société féodale. A un certain degré du développement de ces moyens de production et d’échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l’organisation féodale de l’agriculture et de la manufacture, en un mot le régime féodal de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.
A sa place s’éleva la libre concurrence, avec une constitution sociale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise.
Nous assistons aujourd’hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. – Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même.
Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires.
A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à -dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.
Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, ce que coûte l’ouvrier se réduit, à peu de chose près, au coût de ce qu’il lui faut pour s’entretenir et perpétuer sa descendance. Or, le prix du travail [7], comme celui de toute marchandise, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, la somme de labeur s’accroît avec le développement du machinisme et de la division du travail, soit par l’augmentation des heures ouvrables, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du mouvement des machines, etc.
L’industrie moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la grande fabrique du capitalisme industriel. Des masses d’ouvriers, entassés dans la fabrique, sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l’Etat bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du contremaître et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant.
Moins le travail exige d’habileté et de force, c’est-à -dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.
Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc., etc.
Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population.
Le prolétariat passe par différentes phases d’évolution. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.
La lutte est engagée d’abord par des ouvriers isolés, ensuite par les ouvriers d’une même fabrique, enfin par les ouvriers d’une même branche d’industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement. Ils ne dirigent pas seulement leurs attaques contre les rapports bourgeois de production : ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, brûlent les fabriques et s’efforcent de reconquérir la position perdue de l’artisan du moyen age.
A ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée à travers le pays et émiettée par la concurrence. S’il arrive que les ouvriers se soutiennent par l’action de masse, ce n’est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c’est-à -dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise.
Or, le développement de l’industrie, non seulement accroît le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus considérables; la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience. Les intérêts, les conditions d’existence au sein du prolétariat, s’égalisent de plus en plus, à mesure que la machine efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas. Par suite de la concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus en plus instables; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machine rend la condition de l’ouvrier de plus en plus précaire; les collisions individuelles entre l’ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils vont jusqu’à constituer des associations permanentes pour être prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà et là , la lutte éclate en émeute.
Parfois, les ouvriers triomphent; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du moyen âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer.
Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l’obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre.
En général, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel; d’abord contre l’aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès de l’industrie, et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c’est-à -dire des armes contre elle-même.
De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l’industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d’existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d’éléments d’éducation.
Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique.
De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.
Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat.
Quant au lumpenprolétariat [8], ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là , entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction.
Les conditions d’existence de la vieille société sont déjà détruites dans les conditions d’existence du prolétariat. Le prolétaire est sans propriété; ses relations avec sa femme et ses enfants n’ont plus rien de commun avec celles de la famille bourgeoise; le travail industriel moderne, l’asservissement de l’ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre qu’en France, en Amérique qu’en Allemagne, dépouillent le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d’intérêts bourgeois.
Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu’en abolissant leur propre mode d’appropriation d’aujourd’hui et, par suite, tout le mode d’appropriation en vigueur jusqu’à nos jours. Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure.
Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle.
La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie.
En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.
Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d’existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a devenir membre d’une commune, de même que le petit-bourgeois s’est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société.
L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du Capital; la condition d’existence du capital, c’est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l’ industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.
LIBERALISMITE AÃGUE…
Un entretien avec Pascal Salin. Cet entretien est tout ce qu’il y a de plus imaginaire, notamment en ce qui concerne les lignes en italique. Pour le reste, toutes les réponses qui lui sont attribuées sont extraites de son livre, « Libéralisme », Ed Odile Jacob, 2000.
C’est au cinquième étage de l’université Paris Dauphine que nous avons trouvé le professeur Pascal Salin. Après avoir franchi un champ de mines et deux glacis de barbelés, nous avons pénétré dans son bureau. Au mur, des slogans témoignent de la violence des combats idéologiques qui se livrent en ces lieux. Un autocollant proclame « Fuck The State ! », un autre porte l’inscription « Keynes, tarlouze collectiviste, Adam Smith, vendu utilitariste ». Nous nous asseyons et commençons l’entretien.
Econoclaste : Bonjour professeur, et merci de nous accorder cet entrevue. Vous semblez en grand danger, si l’on en croit les défenses qui protègent votre bureau. Contre quel ennemi vous protégez-vous ?
Pascal Salin : La social-démocratie.
EC : Pardon ?
PS : Dans l’ouragan idéologique qui a balayé le XXème siècle, où nazisme, communisme mais aussi social-démocratie ont failli faire périr l’idée éternelle et universelle de liberté individuelle, c’est l’honneur de quelques hommes, de quelques grands penseurs d’avoir pris le risque intellectuel et personnel de sauver cette idée.
EC : Sans doute… Si nous vous rencontrons, c’est pour parler de votre dernier livre, « Libéralisme ». Vous y distinguez deux types de libéralisme. Pourriez-vous nous expliquer cela ?
PS : D’un libéralisme humaniste fondé sur des principes, on est passé à un libéralisme purement instrumental, fait de morceaux juxtaposés.
EC : et vous défendez le libéralisme « humaniste »…
PS : Le libéralisme est un humanisme et il n’y a pas d’autre humanisme que le libéralisme.
EC : C’est religieux ce que vous nous dites là … Qu’entendez-vous par libéralisme instrumental ?
PS : Pour le libéral instrumental ou utilitariste, les solutions libérales ne sont justifiées que dans la mesure ou elles peuvent faire preuve de leur efficacité pour atteindre des objectifs.
EC : En d’autres termes, le libéralisme instrumental voit la liberté comme un moyen visant à satisfaire des fins supérieures alors votre libéralisme la considère comme une fin en soi… Mais comment pouvons-nous connaître les fins humaines ?
PS : ces fins étant éminemment subjectives, complexes et changeantes, elles ne sont pas communicables facilement et c’est pourquoi il est impossible de les mesurer.
EC : mais alors, comment savez-vous que la liberté comme fin en soi est une aspiration humaine ?
Pascal Salin se gratte la tête, perplexe. Nous n’insistons pas et continuons l’entretien.
EC : Quels sont les principes de base du libéralisme « humaniste » que vous défendez ?
PS : Propriété, liberté, responsabilité.
EC : Commençons par la propriété, si vous le voulez bien. Comment sont définis les droits de propriété ?
PS : Si l’on admet qu’un individu est propriétaire de lui-même, c’est à dire qu’il n’est pas esclave d’autrui, on doit bien admettre qu’il est propriétaire des fruits de son activité, c’est à dire de ce qu’il a créé par sa raison. (…) le capitalisme, système d’appropriation privée des ressources, a donc un fondement éthique incontournable puisqu’il est fondé sur la reconnaissance des droits de propriété des créateurs sur leur création.
EC : fondement éthique incontournable ? C’est sans doute très noble, mais comment garantir les droits de propriété ? Comment empêcher que les plus forts ne viennent dérober la propriété des plus faibles, voire même ne les réduisent en esclavage ?
PS : Le vol est généralement considéré comme un outrage à l’ordre moral parce qu’il porte atteinte à quelque chose de légitime. Mais assez curieusement, la réprobation cesse de s’exprimer et elle se transforme même bien souvent en un approbation vigoureuse lorsque la contrainte prend une apparence régulière, à savoir qu’elle est légale.
EC : Voulez-vous dire que la contrainte exercée par l’Etat est systématiquement illégitime ?
PS : Est illégitime toute appropriation par la contrainte, la contrainte publique ou légale ne faisant pas exception de ce point de vue.
EC : C’est un postulat. Mais la vraie question est de savoir comment le respect des droits de propriété peut s’organiser. De nombreux théoriciens de l’Etat minimal ont alors montré que l’Etat était au moins nécessaire pour éviter le vol ou la mise en esclavage des plus faibles par les plus forts.
Pascal salin blêmit. Puis il nous jette froidement
PS : Pour un libéral authentique, c’est à dire non utilitariste, il n’y a pas de place pour l’Etat, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte, c’est à dire la négation de la liberté. L’Etat est l’ennemi qu’il faut savoir nommer. Car il faut d’abord connaître son ennemi avant de pouvoir le combattre. Dans le climat de dévotion étatique caractéristique de notre époque, il est déjà difficile de désigner cet ennemi. Et pourtant, la pensée libérale a pour elle à la fois la morale et la logique puisque partant d’une conception correcte de la nature humaine, elle en développe naturellement les implications.
EC : vous connaissez la nature humaine ?
PS : le libéral est modeste parce qu’il sait qu’il ne sait que très peu de choses en dehors des lois générales du comportement humain.
EC : Bon… pour en revenir à l’Etat, dans les pays démocratiques, ne bénéficie-t il pas d’une certaines légitimité liée précisément à son caractère démocratique ?
PS : imaginons un village de 100 personnes où une bande de 51 brigands essaie de spolier les 49 autres habitants. Dans un Etat de droit, il sera légitime d’empêcher cette atteinte aux droits individuels d’une partie des habitants. Mais une autre voie est ouverte aux brigands : prendre le pouvoir dans le village en se faisant élire démocratiquement. Il leur suffira alors de voter des règles et des impôts spoliateurs et la spoliation deviendra alors légale.
EC : d’accord. C’est le paradoxe de la majorité, sujet de philosophie politique vieux de plus de deux millénaires et abondamment résolu par la séparation des pouvoirs, la distinction dans une démocratie entre légitime et légal, voire même la définition de la démocratie. Il suffit de lire Popper, Tocqueville, Constant, au hasard, pour trouver des solutions à ce genre de paradoxe. Mais il semble que vous préfériez ignorer ce genre de considérations. Alors, si l’Etat est illégitime, il doit bien y avoir au moins une instance juridique chargée de sanctionner ceux qui ne respectent pas les droits de propriété…
PS : On donne aux juges un pouvoir considérable sans contrepartie, c’est à dire qu’ils sont irresponsables.
EC : Bon, maintenant, Montesquieu à la corbeille… Alors comment se font les droits de propriété, sans juges et sans Etat coercitif ?
PS : Un exemple permet d’illustrer la manière dont les droits de propriété peuvent émerger, à savoir celui de la conquête de l’Ouest. Mettons-nous dans la peau des premiers conquérants des vastes terres de l’ouest américain. Certes, ces terres n’étaient pas vides, puisque les indiens les occupaient, mais les conquérants ont implicitement et malheureusement admis que les droits de propriété des indiens n’étaient pas légitimes. (…) Ils ont de ce point de vue ignoré l’un des principes fondamentaux de tout système fondé sur la reconnaissance de la propriété, le droit du premier occupant. En d’autres termes, s’ils ont correctement défini leurs droits de propriété, il est indéniable qu’ils ont commencé par violer les droits des premiers occupants, les indiens, ce qui est inexcusable pour un libéral.
EC : Cela ne les a pas empêchés de dormir…
Pascal Salin ne répond pas. Nous continuons.
EC : Quittons ces questions d’ordre philosophique, passons à la pratique. Vous appliquez votre incroyable méthode de raisonnement à de nombreux sujets. Passons-en quelques-uns en revue. Que pensez-vous des monopoles, des cartels de producteurs ?
PS : Vive les cartels libres !
EC : Pouvez-vous vous expliquer ?
PS : Les cartels et les monopoles peuvent sembler anticoncurrentiels (…). Les producteurs qui agissent ainsi visent nécessairement à éviter la concurrence entre eux et à acquérir un pouvoir monopolistique susceptible de leur permettre d’imposer un « super-profit » c’est à dire d’exploiter les acheteurs. Mais (…) s’il est vrai que les êtres humains cherchent toujours des occasions de profit, lorsqu’un cartel impose un prix « trop élevé » quelqu’un doit normalement s’en apercevoir et essayer d’en accaparer la totalité ou une partie tout simplement en proposant un prix plus faible que le cartel. Mais il ne peut en être ainsi que dans la mesure ou la liberté contractuelle existe.
EC : Il peut y avoir des barrières à l’entrée… Elles peuvent effectivement venir de la législation, mais aussi du comportement des producteurs !
PS : Un cartel ne peut résulter que de l’exercice de la contrainte, ou il correspond à un moyen de mieux satisfaire les besoins des consommateurs.
EC : certes, mais comment fait-on pour empêcher le cartel d’user de la contrainte ? Voir les exemples de Microsoft ou de Rockefeller… Il faut bien un Etat ou un système juridique, là , non ?
PS : L’Etat, en tant que monopoleur de la contrainte légale, n’est probablement pas le mieux placé pour cela.
EC : Alors qui ? et comment ?
Pascal Salin s’énerve. nous changeons vite de sujet.
EC : Passons à la finance. Que pensez-vous des délits d’initiés ?
PS : Le délit d’initiés ? Où est le vol ? Quelle conception de la justice nous autorise à dire qu’il est immoral voire délictueux d’utiliser pour son propre compte une information exclusive ?
EC : Peut-être les moyens par lesquels on a acquis cette information… Mais n’insistons pas. Vous dites que la spéculation ne peut qu’être stabilisante.
PS : Il existe des spéculateurs qui se trompent mais il n’est pas possible qu’ils se trompent tous ou durablement.
EC : Euh…. Et les krachs boursiers ?
PS : la prédominance des visions à court terme et l’instabilité des marchés qui en résulte éventuellement ne proviennent pas d’un défaut du capitalisme mais d’un défaut de capitalisme, non pas des défaillances du marché mais des institutions dans lesquelles on le fait fonctionner.
EC : Bon… Quels sont les autres grands thèmes que vous abordez dans votre livre ?
PS : La liberté de rouler.
EC : Ah oui. Vous vous opposez au code de la route et aux limitations de vitesse par exemple.
PS : Le droit pénal n’a pas de raison d’exister dans une société parfaitement libre. En effet, il ne peut pas y avoir d’autre exigence que celle qui consiste à réparer les torts que l’on a fait à autrui et c’est bien cela qui devrait constituer la seule sanction de la responsabilité.
EC : Si je vous suis bien, si jamais j’écrase un autre individu en roulant trop vite et saoul, j’ai intérêt à ne pas le rater. S’il reste vivant et invalide, ou si je me contente de lui casser sa voiture, il va falloir que je lui paie une compensation ! remarquez, si je le tue, je peux toujours verser à son épouse éplorée et à ses enfants une somme d’argent suffisante pour compenser la perte de cet être cher.
Pascal Salin ne répond pas, mais approuve silencieusement.
EC : D’autres sujets d’étude ?
PS : Les effets pervers de la réglementation sur le tabac.
EC : les effets externes, donc.
PS : Si les droits de propriété sont définis, les effets externes n’existent pas.
EC : Bon… et le tri sélectif des déchets ?
PS : Si le tri sélectif des déchets était rentable, il y a bien longtemps que des entrepreneurs auraient imaginé de payer les familles pour qu’elles y procèdent.
EC : Bien bien… que pensez-vous de la politique économique ?
PS : L’inflation est le produit de la nationalisation de la monnaie, le chômage est le produit de la collectivisation de la société et le déséquilibre extérieur n’est qu’un alibi destiné à masquer les erreurs et à justifier l’interventionnisme étatique. Nous arrivons donc à cette conclusion nécessaire : la politique de stabilisation macroéconomique est inutile et les prétentions de l’Etat à mettre en œuvre une politique macroéconomique sont tout simplement nuisibles.
EC : Quel rôle doit donc avoir l’Etat, selon vous ?
PS : Nous devons toujours être confiants dans la capacité des hommes à trouver les moyens de satisfaire leurs besoins et les besoins d’autrui. L’Etat, pour sa part, prend prétexte d’un prétendu risque d’abus de pouvoir par les uns ou par les autres pour réglementer. Mais seul l’Etat peut abuser de son pouvoir, parce qu’il dispose d’un monopole, le monopole de la contrainte légale, mais aussi parce que ses hommes politiques et ses fonctionnaires sont irresponsables. C’est pourquoi nous devons sans aucune réticence manifester notre opposition aux monopoles publics, nous devons savoir et proclamer que l’Etat est notre ennemi et nous ne devons pas hésiter à répéter sans relâche que l’Etat n’est pas un bon producteur de règles. (…) L’Etat n’a aucune justification morale ni scientifique, il constitue le pur produit de l’émergence de la violence dans les sociétés humaines.
EC : Euh… Vous n’êtes pas enseignant dans une université publique par hasard ?
PS (ignorant la remarque) : Tous les citoyens des Etats modernes vivent sous la menace constante de l’arbitraire étatique et il n’y a pas de plus grand risque. Cela résulte tout simplement du fait que l’on considère normal à notre époque que les relations entre les hommes se fassent selon des modalités différentes selon qu’il s’agit de relations entre personnes privées ou de relations entre les personnes privées et cette entité abstraite qu’est l’Etat. Ce qui règne dans le domaine des relations privées c’est l’ordre du contrat, c’est à dire d’un double engagement entre personnes propriétaires et responsables. C’est un mode de relation pacifique et volontaire. Cet ordre marchand est donc l’ordre de la civilisation. Par contre, dans les relations entre les personnes publiques et l’Etat, ce qui règne n’est pas l’ordre, mais le désordre de l’arbitraire : à tout moment l’Etat peut décider de manière unilatérale de modifier ses relations avec les personnes privées et de leur imposer des charges sous la contrainte. Comme nous l’avons déjà souligné, il est donc tout à fait étonnant qu’on puisse parler de capitalisme sauvage, ce qui constitue une contradiction dans les termes, alors que seul l’Etat est, par nature, sauvage, alors que le mode d’action de l’Etat n’est rien d’autre que celui de la barbarie. Passer du contrat volontaire entre propriétaires légitimes à la contrainte étatique, c’est bien passer de la civilisation à la barbarie !
EC : Vous n’ignorez pas que de nombreux libéraux sont très loin de penser comme vous. Les théoriciens de l’Etat minimal, les grands auteurs de la philosophie politique comme Tocqueville, Constant… Même Bastiat s’opposait aux cartels !
PS : Ceux qui se croient libéraux ont négligé une véritable réflexion sur la signification et la portée d’une économie de liberté. Ils ont accepté de se présenter comme les défenseurs de l’économie de marché probablement parce qu’en se réfugiant ainsi sous un terme d’apparence technique, ils cédaient à la peur que leur inspirait le terrorisme intellectuel de notre époque. (…) Le débat sur l’utilité éventuelle de telle ou telle mesure libérale nous paraît vain et dangereux. A l’aube du XXIème siècle, le seul vrai et grand débat est celui qui doit opposer les défenseurs d’une vision humaniste du libéralisme aux constructivistes de tous partis et de toutes origines intellectuelles. (…) On ne peut pas vouloir une chose et son contraire, on ne peut pas proclamer la liberté et accepter l’esclavage. Rechercher une troisième voie mythique entre le collectivisme et l’individualisme, se prétendre tolérant parce qu’on admet le compromis, ce n’est pas seulement un manque de lucidité, c’est une trahison. Il faut du courage pour être libre, mais il faut aussi du courage pour être libéral dans ce monde de fausses valeurs, d’alibis douteux, de compromis idéologiques, de mimétisme intellectuel et de démagogie politicienne où l’humanisme libéral est ignoré, déformé, caricaturé jusqu’à la haine.
EC : C’est sûr, et personne de sensé n’osera dire que votre livre est une caricature de libéralisme. Merci, Pascal Salin. Combien vous doit-on pour avoir utilisé votre précieux temps ?
Tu commences à attirer le louf verbeux sur ton blog Hervé.
Le second, antilibéral, est un copié collé tiré du site des Econoclastes.
Des professeurs d’économie, lourdement diplomés.
Leur publication vaut la visite.
Ainsi ils ont découvert – voir les notions ou questions de base – que la redistibution était justifée parce que l’on bénéficiait de « cadeaux – gratuits – de la société » comme l’idée de la roue ou des lacets de chaussures.
Comme les idées les plus utiles – et les plus gratuites – provenaient le plus souvent de recherches publiques … retour justifié à la « société » cqfd.
On ne doute pas que leurs élèves soient agiles en mathématiques. Ce qui compte vraiment.
Pour le reste, ils n’ont pas besoin d’en comprendre plus que leurs professeurs. Cela suffit pour faire carrière.
[…] explique le professeur Rohac dans un livre en l’honneur de Pascal Salin qui sort ces jours (L’homme libre). Ces dernières décennies, l’analyse a porté sur les effets de la mobilité du capital. […]