Nécessaire coup d’arrêt

Ne nous privons pas du plaisir de nous défouler un peu. Pour une fois que les nomenklaturas de droite et de gauche affichent ouvertement leurs intérêts politiques communs en faisant campagne pour le « oui » au référendum sur le traité constitutionnel, la tentation de les envoyer au diable est vraiment irrésistible. Mais ce serait pur nihilisme de vouloir envoyer la classe politique au tapis simplement pour le plaisir. Il faut y ajouter une satisfaction intellectuelle et un vif espoir.

Vers un super-Etat

Quelles que soient les raisons de voter « non », ce sera un coup d’arrêt dans l’évolution tranquille qu’a été la construction politique européenne jusqu’aujourd’hui. Les ingénieurs sociaux de l’UE voudraient nous faire croire qu’en construisant un mastodonte politique sur le modèle de l’ex-URSS les Européens vont prospérer. En réalité ce sont les hommes de l’Etat et la bureaucratie qui prospèreront.

La logique de la construction politique européenne est l’avènement d’un super-Etat européen. La preuve évidente tient dans ce souci d’uniformiser les lois, la fiscalité pour finalement donner au pouvoir central européen une prééminence absolue. La commission européenne, le Parlement européen et la Cour de justice européenne possèdent déjà en partie les attributs d’un Etat. Qu’est-ce que la liberté y gagne ?

Supposons que la démocratie, parfois imprévisible, conduise un parti réellement libéral au pouvoir dans un pays membre. Quelle sera sa marge de manœuvre pour réaliser de profondes réformes fiscales par exemple ? Si le gouvernement d’un pays membre souhaite ouvrir les frontières au libre-échange économique, ne devra-t-il pas quémander l’autorisation aux autres pays membres ? Quel progrès !

Alors je dis NON à cette construction politique européenne parce qu’elle empêche par nature les différents pays de suivre d’autres voies que celle dictée par l’UE.

Pour le coup les souverainistes me deviennent sympathiques malgré les absurdités économiques qu’ils professent (1). Certes, on doit leur appliquer leur propre logique car la seule souveraineté qui soit légitime et absolue est celle de lÂ’individu, pas la « souveraineté nationale ». Mais ce qui est clair cÂ’est que la souveraineté dÂ’une entité implique son indépendance. Disons tout de suite quÂ’indépendance ne signifie pas pouvoir de faire nÂ’importe quoi, par exemple se dispenser dÂ’agir conformément aux lois de la réalité. LÂ’indépendance implique au contraire la possibilité dÂ’apprendre et de se corriger à lÂ’aune de cette réalité. Mais que devient cette indépendance lorsquÂ’il nÂ’y a plus de choix à faire ?

La question des normes

Hayek a très bien vu que plus s’étendent nos relations avec des individus toujours plus nombreux et éloignés, plus les règles qui les régissent doivent être abstraites et générales. Ces règles ne peuvent pas être décrétées par une quelconque autorité. Elles émergent « spontanément », naturellement, (de manière non délibérée) et forment le cadre a priori et évolutif d’une « société ouverte »(2)

Ainsi le principe des droits de propriété émerge-t-il par nécessité dans une société de liberté. La manipulation de ces règles détruit l’ordre de la liberté. La propriété implique la concurrence et réciproquement. Manipuler les règles de la concurrence pour réaliser une fiction mathématique, la « concurrence pure et parfaite », c’est forcément manipuler les droits de propriété de manière arbitraire et ajouter de l’incertitude dans un ordre dont les règles ont pour fonction de la réduire. C’est pourtant sur ce modèle que toute la « politique de concurrence » de l’UE est fondée.

La plupart des normes produites par le pouvoir politique européen sont ce qu’Hayek appelait des règles de commandement et non pas ces règles abstraites qui permettent aux individus de poursuivre leurs propres fins en préservant la cohérence de l’ordre global. Ces normes européennes visent à intervenir directement sur l’ordre global de la société en lui imposant des fins concrètes. Alors que les normes spontanées (morales et juridiques) d’une société de liberté ne forment qu’un cadre qui rend possible la poursuite des fins individuelles, les normes décrétées européennes visent à créer de toutes pièces un ordre pensé a priori, ce qu’il est impossible de faire puisque cela suppose une omniscience que les hommes de l’Etat n’ont certainement pas.

La distinction entre deux sortes de règles mise en évidence par Hayek est crucialement pertinente aujourd’hui. Hayek distingue les règles de commandement et d’organisation qui visent à réaliser des objectifs concrets et qui déterminent un ordre social totalitaire, tyrannique, en assignant aux individus des fins qui ne sont pas les leurs, et les règles générales indépendantes de tout objectif qui sont celles d’une société de liberté. « Les règles de droit, sur lesquelles un ordre spontané [de liberté] repose, tendent à un ordre abstrait dont le contenu, vis-à-vis des cas individuels ou concrets, n’est connu ni prévu par personne ; tandis que les commandements et les règles qui gouvernent une organisation [l’Union européenne en l’occurrence] tendent à des résultats particuliers visés par ceux qui commandent dans l’organisation » (Hayek, Droit,législation et liberté, tome 1)

Par ailleurs, alors qu’un ordre spontané (non décrété) permet d’utiliser au mieux l’information puisqu’il la crée, un ordre décrété détruit l’information en détruisant la valeur qui ne peut exister que si l’individu peut choisir. Or la liberté du choix est précisément ce que les normes positives et contraignantes suppriment.

La société de liberté n’a donc pas de but identifiable. Ceux qui lui en donnent un sont généralement des visionnaires et se croient permis d’imposer leurs propres buts aux individus. Ce faisant ils réalisent moins « l’intérêt général » que le leur. C’est ce qui se passe avec la construction politique européenne. Il ne s’agit pas de créer un espace de liberté car cela ne pourrait se réaliser que d’une seule manière : en réduisant le pouvoir coercitif des Etats sans le remplacer par un autre encore plus tyrannique et éloigné de nous. Il a fallu des dizaines d’années pour en arriver à une entité politique européenne qui est en passe d’avoir tous les attributs d’un Etat-nation. Je suppose que lorsque viendra le prochain traité il faudra de nouveau le ratifier pour ne pas en rester au mauvais traité précédent. Jusqu’à la cerise sur le gâteau : un Etat européen. A partir de ce moment, la tyrannie sera là pour très longtemps.

Le « non », d’où qu’il vienne, sera le signe que l’avenir est encore ouvert. Tant qu’il existe une compétition politique, il vaut mieux être en concurrence avec les gauchistes que supprimer carrément la concurrence et donc le choix libéral clair (ce que nos hommes de l’Etat ont déjà commencé à faire puisque les traités successifs ont quasiment verrouillé la social-démocratie).(3)
(1) Les stupidités anti-libérales de Philippe de Villiers – on pourrait évidemment en dire autant de Nicolas Dupont-Aignan, Charles Pasqua, Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret etc. –, stupidités qu’il assène depuis des années et de plus belle dans cette campagne, sont inspirées par Maurice Allais. Il est loin le temps où Villiers recommandait la lecture de Hayek.

(2)Le point important n’est pas la « spontanéité » des règles mais la nature des règles qui déterminent un « ordre spontané » ou société de liberté. « Bien qu’indubitablement, écrit Hayek, les individus aient suivi des règles qui n’avaient pas été confectionnées délibérément mais s’étaient établies spontanément, il reste que les gens ont peu à peu appris à améliorer ces règles ; et il est au moins concevable qu’un ordre spontané se forme, entièrement fondé sur des règles crées délibérément ».
Cette remarque nous renvoie à la compréhension de la distinction entre les règles et normes qui sont celles d’une société sous commandement (totalitarisme, tyrannie) et celles d’une société libre. Dans une société de liberté, les règles sont « aveugles », comme la justice. Elles sont fondées sur les droits individuels de propriété et ne déterminent pas une fin collective mais définissent ce que chacun a le droit de faire sans préjuger du résultat de la multitude d’actions individuelles. Toute idée contraire relève de la tyrannie.

(3) Complément: http://www.valeursactuelles.com/magazine/tribune/index.php

est-il souhaitable d’uniformiser le droit ?

Pour un libéral, la réponse était claire : il est préférable de laisser les règles se concurrencer pour qu’une pédagogie de la comparaison permette d’éclairer les choix.
Or cette comparaison devient impossible dès lors que, par la loi de la
majorité (article I-25 du projet), une solution unique pouvait être imposée.
Un exemple caractéristique peut être tiré des horaires de travail. La France
a édicté des interdictions de travailler au-delà de 35 heures. La
Grande-Bretagne laisse les travailleurs libres de travailler le temps qu’ils veulent.
L’Allemagne permet aux parties au contrat de travail de déroger à la loi.
Le projet de Constitution, en vertu de l’article III-210 de la section
« Politique sociale », gommait cette diversité en raison des « prescriptions
minimales » fixées par les autorités communautaires.

Est-il souhaitable d’uniformiser les peuples européens ?

De même, est-il souhaitable d’uniformiser les économies ? La vertu de la
concurrence, c’est la possibilité de la découverte de meilleures solutions grâce
aux comparaisons entre divers environnements. Les expressions de « dumping
social » ou de « dumping fiscal » n’ont aucun sens dans un réseau d’échanges
volontaires. Elles masquent le secret et illusoire espoir que l’Europe entière
s’aligne sur les (mauvaises) habitudes françaises, celles qui nous valent entre
autres un chômage massif et durable.

Les autorités européennes ont déjà depuis plusieurs années suivi une
politique d’uniformisation. La seule barrière à ces dérives a été le vote à
l’unanimité. Par exemple, la directive sur le travail temporaire a pu être rejetée
grâce à l’opposition des pays plus libéraux. Avec la règle de la majorité,
cette directive aurait déjà été appliquée.

Enfin, est-il souhaitable d’uniformiser les Européens pour en faire les
citoyens d’une construction politique artificielle ? Le projet par son ambition
d’unification recelait ce poison. Au lieu de poser des principes fondamentaux
visant à limiter le pouvoir face à la personne individuelle, il entrait dans
le détail (ce que ne devrait pas faire une Constitution) et renforçait encore
le pouvoir politique en intervenant dans toutes sortes d’activités humaines,
de l’agriculture et de la pêche à l’éducation et la « laïcité ».

Ce projet était d’inspiration étatiste, niant l’antériorité de la personne
sur la société, fondant les peuples pour les soumettre à un nouvel
État-Providence dirigé par une nomenklatura. Aujourd’hui, les peuples européens aspirent sans doute à autre chose qu’à un pouvoir politique construisant « le meilleur des mondes ».

Pascal Salin est professeur à l’université Paris-Dauphine, Jacques Garello
est professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, Patrick Simon est
avocat au barreau de Paris.