Droits de propriété, Etat de Droit et Violence étatique

Droits de propriété, Etat de Droit et Violence Etatique : Un exemple significatif
de Roland GRANIER, Professeur Emérite des Universités1.

Cette histoire me paraît instructive quant aux risques que chacun encourt, quotidiennement et sans s’en douter, dans notre éternelle « France des Droits de l’Homme » Voici l’aventure que vit actuellement en France mon ami A.R…, collègue universitaire installé avec son épouse dans le midi de la France. Cette histoire me paraît instructive quant aux risques que chacun encourt, quotidiennement et sans s’en douter, dans notre éternelle « France des Droits de l’Homme ». Elle me semble intéressante comme exemple de violence à l’égard de ses propres citoyens, pratiquée par un Etat qui se prétend « de droit » sans apparemment faire preuve d’une vision objective et impartiale de ce que devraient être, dans cette perspective, les droits et devoirs de chacun. Car à force de vouloir faire, à tout prix et par n’importe quel moyen 2 , de la politique soi-disant « sociale » on aboutit vite, au nom de la protection des « droits de l’homme » des uns, à bafouer ces mêmes « droits de l’homme » pour d’autresÂ… Jeu en quelque sorte à somme nulleÂ… voire à somme négative et donc, dans cette hypothèse, réducteur du bien-être collectif. L’exemple que je dois préliminairement exposer illustre à la perfection de tels comportements et pareilles conséquences.

AR et son épouse ont acheté à Paris, vers 1960, un petit appartement de 32 m2, grâce à un faible apport personnel et à un gros crédit qu’ils ont consciencieusement et ponctuellement remboursé pendant 15 longues années. Alors jeunes, peu argentés et en « début de carrière », leur objectif était de procéder à un placement parfaitement courant et ordinaire, pouvant leur rapporter occa-sionnellement un revenu de location et, surtout, devant constituer un capital spontanément revalorisé par les mécanismes du marché quand viendrait temps de la retraite. Banale épargne de précaution, en somme.

En 1999 ils décidèrent de louer leur bien meublé et s’adressèrent à cette fin à une agence immobilière qui procéda à la location, avec leur accord, à une réfugiée politique de CentrAfrique, apparemment célibataire – aide ménagère de profession. Celle-ci, il faut le dire, était recommandée par un Français exerçant d’une part une profession libérale lucrative et qui, d’autre part, présidait une association d’aide aux réfugiés. Ce Monsieur se porta personnellement caution du paiement des loyers. L’affaire fut donc conclue. Et tout se passa à peu près bien pendant deux ans.

En 2001, Arnold et sa femme décidèrent de récupérer la jouissance du bien loué en vue de le vendre. Leur but était en effet de contribuer à la réalisation du projet de leur fille qui, après de longues et coûteuses études supérieures, envisageait de s’installer en tant que professionnelle libérale. Ils donnèrent donc légalement congé à la locataire (le bail étant proche de son terme), dans les formes requises par la loi, pour le 30 avril 2001. Laquelle, à la date indiquée, d’une part refusa d’obtempérer et, en outre, cessa alors de payer tout loyer. Ainsi s’amorçait une période d’occupation parfaitement illégale du logement. Contacté, l’éminent auteur de la caution se déclara parfaitement incompétent et désormais « hors du jeu », puisque la période couverte par le bail se trouvait terminée. Il ne lui est manifestement jamais venu à l’esprit que la caution consentie avait pu encourager l’acte de location. Déficience intellectuelle, sans douteÂ…

Après moult tentatives de négociation et d’arrangement « à l’amiable » les R… décidèrent, en conséquence, de porter en 2002 l’affaire en justice et prirent, à Paris, un avocat. Ils découvrirent alors que leur locataire leur avait, à l’origine, caché avoir deux enfants en bas âge ; puis qu’elle accueillit rapidement chez elle un homme (chômeur) ayant lui même une fillette à sa charge et qu’elle l’épousa en 2003. Ils apprirent aussi qu’elle avait eu trois autres enfants entre 1999 et 2002. Si vous savez compter vous en déduirez que les 32 m2 en question, loués à une personne à l’origine, sont ainsi désormais occupés par 8 personnes (deux adultes et six enfants). Et ils découvrirent enfin qu’un appartement, sis en banlieue, avait été proposé à la locataire en 2002Â… que celle-ci s’était permis de le refuser, le trouvant trop éloigné du Centre de ParisÂ… et que les responsables des services sociaux concernés ne semblaient pas avoir trouvé la chose anormale. Et tant pis pour mes amis RÂ…

Et c’est à ce stade que notre « Etat de droit » révéla soudain à nos amis des mÂœurs administratives et politiques pour le moins stupéfiantes.

Un premier jugement, pris en octobre 2002, ordonna le départ de la locataire. Conformément à la Loi, commandement de quitter les lieux dans les trois mois lui fut signifié par un huissier de justice en avril 2003. Mais, en mai 2003, la locataire demandait un délai au « Juge de l’exécution des peines &raquo. Un nouveau jugement (non frappé d’appel) dut en conséquence être pris et fut rendu en septembre 2003 par le Tribunal de Grande Instance de Paris. La demande de la locataire se trouvait définitivement rejetée et la décision d’expulsion confirmée. Mais celle-ci n’ayant pu avoir lieu, pour des raisons (officielles) de « lenteur administrative », avant le 31 octobre 2003, la « trêve hivernale » est naturellement intervenue. Cette trêve s’acheva le 31 mars 2004. Mais l’expulsion ne fut toujours pas exécutée, cette fois pour défaut de concours des forces de police. Et, depuis avril 2003, l’huissier demande chaque mois à la Préfecture de Police de Paris son concours. En vain, chaque fois. On ne lui répond d’ailleurs jamais. Et les R… en sont actuellement (janvier 2005) à 43 mois d’occupation illégale de leur bien immobilier, à quelque 5.000 € de loyers impayés (10 mois de loyer définitivement perdus, le reste ayant été plus ou moins « compensé » par la CAF) et à environ 8.000 € de frais judiciaires.
Par ailleurs les « services sociaux » de la Ville de Paris, visiblement impuissants à résoudre le « problème », ne leur ont pas caché (téléphoniquement) deux choses :

  • D’une part que nul ne prendrait jamais la responsabilité de mettre à la rue une famille de huit personnes, dont six enfants en bas âge et qu’en conséquence il serait totalement vain d’espérer un quelconque concours de la police. Ce qui signifie sans doute que la Préfecture de Police et ses forces sont davantage au service des « institutions sociales » que de la Justice.
  • D’autre part que les normes en vigueur imposent qu’on ne puisse reloger dans un « logement social » les membres d’une telle famille que si ce dernier est de 100 m2 au moins, surface dont ne disposent actuellement pas les dits services sociaux.

Que l’on m’excuse pour ce long exposé préliminaire, mais nécessaire. Il ne s’agit pas de l’un de ces exercices, compliqués à souhait, destinés à tester l’agilité intellectuelle des étudiants en droit. Mais non : il s’agit bien d’une effarante réalité que je vis depuis plusieurs mois, par sympathie et solidarité, auprès de mes amis R…

J’en viens donc à mes observations personnelles (de fait pleinement partagées par mes amis).

  1. Il semble bien se produire actuellement en France (et pas seulement en région parisienne) des milliers d’injustices comparables à celle que je viens d’exposer. Nul, parmi les responsables administratifs et politiques, ne semble s’en émouvoir outre mesure, ni même avoir simplement conscience que l’Etat de Droit s’en trouve purement et simplement bafoué. Il arrive aussi que l’on se gausse, dans les média et dans diverses sphères de la société, de la lenteur de la JusticeÂ… mais il faut savoir qu’une grande lenteur (tout à fait délibérée cette fois) caractérise aussi l’exécution de nombre de décisions de justice, même prises dans des délais convenables, et ce sur ordre du pouvoir administrativo-politique et/ou de l’un ou l’autre de ses multiples appendices…
  2. L’attachement aux « normes » administratives, dans un pays où le fonctionnariat (central et local) domine et régit l’essentiel de la vie quotidienne de chacun, atteint dans un cas de ce genre les limites les plus extrêmes du grotesque. Selon les « normes » il faut disposer de 100 m2 au moins pour loger huit personnesÂ… Soit. Mais nul, curieusement, ne semble s’aviser qu’un logement de 70 ou 80 m2 (au lieu de 32, actuellement illégalement occupés) représenterait sans doute pour ces gens un progrès déjà appréciable en termes d’hygiène améliorée et de moindre promiscuité. N’existe-t-il donc pas, dans le dédale de l’Administration, quelque(s) petit(s), moyen(s) ou haut(s) fonctionnaire(s) public(s) capable(s) de formuler un aussi élémentaire raisonnement ? Je n’ose le croireÂ…
  3. Je n’ai aucune raison de contester le bien-fondé et la nécessité d’une solidarité sociale minimale face à des situations dignes d’intérêt. D’ailleurs R… est, sur ce point, de mon avis. Je ne nie pas davantage que le cas décrit plus haut se classe naturellement parmi ces situations. Et R… non plus. Bref en tant que contribuables ayant de ce statut une vieille et solide expérienceÂ… nous sommes tous deux prêts à » contribuer «, une fois de plus ! Oui mais à contribuer à la mise en place d’une politique collective et rationnelle du logement social, d’une part sélectionnant sérieusement les « ayant droit » et, d’autre part, répartissant équitablement entre les citoyens et proportionnellement à leurs capacités la charge qui en découle. Pour le dire autrement, qui peut m’expliquer pourquoi Monsieur R… serait seul à supporter intégralement le coût du logement de la dite famille, se voyant de ce fait empêché de négocier librement son bien immobilier3 et en outre privé de la satisfaction (bien humaine et bien compréhensible) d’aider sa fille à professionnellement s’installer ? Nous sommes ici en présence d’un véritable modèle d’arbitraire politique et administratif et j’attends que quelqu’un fournisse une réponse claire et convaincante à ma question.
  4. Il est parfois reproché aux libéraux (peu importe dans le cas d’espèce les nuances pouvant les séparer) de taxer d’actes de violence les effets de l’interventionnisme étatique. Mais ne sommes-nous pas là en présence d’un cas d’espèce, réel et parfait, de violence de la part des pouvoirs publics ? Au nom de prétendus devoirs sociaux, qui pourraient être différemment résolus ainsi que je le disais précédemment, on interdit à M. et Mme R… de disposer librement d’un bien qu’ils ont patiemment et longuement payé au moyen de leur saine, honnête et fort légale petite épargne. Attitude invraisemblable, impunément violente, mais hélas bien avérée, d’un Etat qui se vante par ailleurs d’hériter des Droits de l’Homme et d’en être même l’Universel exemple, qui se targue de représenter le parfait prototype de l’Etat de Droit tout en s’opposant, dans nombre de cas du même type, à l’application des décisions de sa propre justice, et qui prive à l’occasion et de manière insolemment arbitraire ses citoyens du plein exercice de leurs droits les plus élémentaires.
  5. Car, en effet, c’est bien en présence d’une atteinte caractérisée aux droits de propriété que nous nous trouvons ici. Qui m’expliquera comment l’on peut se dire favorable à l’Economie de Marché et mettre ainsi à mal l’un de ses fondements les plus intangibles : la libre disposition des biens accumulés honnêtement, en toute transparence, et contractuellement acquis ? De tout temps les vrais libéraux ont bien vu et dûment souligné que le seul ordre d’action humaine concertée qui soit praticable dans une société qui se veut progressive et dynamique est la propriété privée des moyens de production. Et à contrario ils ont très tôt établi que le socialisme (y compris sous sa forme social-démocrate), en tant que système embrassant ou voulant « contrôler » tous les moyens de production, est irréalisable et que son éventuelle application à une partie des moyens de production4 ne peut avoir pour résultat que d’abaisser la productivité du travail, de sorte qu’il ne peut accroître la richesse d’un pays mais au contraire doit l’amoindrir par découragement, notamment, des initiatives privées. C’est bien le résultat auquel conduisent les milliers d’atteintes, aujourd’hui observables et observées, à la propriété privée immobilière par exemple (pour ce qui nous retient ici). Personnellement, après l’échec pourtant indiscutable et patent de multiples expériences socialo-communistes, je cherche en vain à comprendre la nouvelle logique économique qu’essaie de nous imposer notre actuelle social-démocratie!5
  6. Enfin, que l’on cesse officiellement, ne serait-ce que par pudeur, de se plaindre de la rareté relative, à tout le moins parmi les petits et moyens épargnants, des candidats aux investissement immobiliers. Le cas R… apporte en soi une réponse. Et il ne constitue qu’un exemple, parmi des milliers d’autres, des restrictions subies par le libre exercice des droits immobiliers de propriété. Qui, dans ces conditions, pourrait envisager sereinement, sauf naïveté et/ou totale désinformation, d’investir dans un bien immobilier destiné à la location ? On le sait, parmi les petits et moyens épargnants les candidats sont effectivement de plus en plus rares. L’exemple que j’analyse et mon intervention ne seront sans doute pas de nature à les aiguiller sur une autre voie !

1. Université Paul Cézanne, Aix-Marseille. retour >>
2. Car le plus souvent la chose se fait en l’absence d’une vision d’ensemble, mûrie et cohérente, des conséquences, souvent insidieuses, des actions entreprises dans l’urgence, le désordre ou la précipitation. retour >>
3. Sauf à accepter d’en voir la valeur divisée par deux au moins ! retour >>
4. Faut-il rappeler à tous ceux qui nous gouvernent, qu’ils soient de gauche ou de droite dans ce pays voué aux alternances politiques, que l’achat d’un bien immobilier destiné à la location n’est rien d’autre qu’un investissement destiné à produire des services de logement ? retour >>
5. Pas plus d’ailleurs que je ne comprends le retour à un interventionnisme d’inspiration clairement keynésienne qu’elle semble nous préparer dans le domaine de la redistribution des revenus, de la soi-disant relance par la consommation ou encore, tout récemment, en matière de politique industrielle. On n’a visiblement pas retenu les leçons des désastres passés. retour >>