Un Etat, un budget, un impôt

L’Union Européenne est un Etat. Elle a déjà un parlement, un gouvernement, et un budget. Et demain elle contrôlera peut-être les impôts nationaux. Dans l’édition datée du 21/02/2004 de cette année, Le Monde consacrait plusieurs articles à ce sujet, dont une interview du « commissaire chargé de la fiscalité » (Frits Bolkestein) et un édito titré « L’Europe fiscale ».

Interview de Frits Bolkestein:

Le taux normal, qui doit être au minimum de 15 %, serait appliqué pour les biens et services en concurrence sur le marché européen.

Avec l’UE, pas question d’avoir un taux inférieur à 15%. Au passage, création d’une distinction entre les produits et services « en concurrence » et les autres. Il va falloir une armée de fonctionnaires pour décider quels biens et quels services en font partie, une classification, une nomenclature, des inspecteurs, des juristes.

Les Etats retrouveraient plus de liberté pour appliquer un taux réduit dans certains services.

Cela concerne cette arlésienne, la promesse de Chiraq de baisser le taux de TVA sur la restauration à 5.5%. Promesse émise pendant la campagne de 2002, évidemment toujours reportée. Remarquez, il pourra la ressortir en 2007. Le mensonge ne serait plus compulsif, mais permanent. Une façon comme une autre d’approcher de la vérité…

Mais cette approche est à double tranchant : elle imposerait de taxer au taux normal certains services concurrentiels, comme l’audiovisuel, ce qui ne fera pas plaisir à M. Mer. Il faut donc être prudent sur la possibilité d’un accord, cette approche ayant des conséquences difficilement acceptables pour certains Etats. En tout état de cause, les biens sont presque tous concernés par le marché européen, notamment les disques, chers aux Français, qui sont facilement exportables. On ne peut pas avoir un taux de 5,5 % en France et de 25 % au Danemark sans créer une distorsion de concurrence.

Donc l’exception gastronomique passe après l’exception culturelle. Les restaurateurs apprécieront: dans la hiérarchie des clientèles électorales à satisfaire, ils savent au moins derrière qui ils sont.

Question du Monde:
Le vrai sujet européen n’est-il pas ailleurs, sur le dumping fiscal pratiqué par certains Etats, qui remplissent leurs caisses en ayant un impôt sur les sociétés (IS) très bas en Irlande ou des accises sur le diesel très faibles au Luxembourg ?

Certains Etats européens, moins socialistes que d’autres, ont des impôts moins élevés. De ce fait, des entreprises et des particuliers encore libres préfèrent s’y établir, allez savoir pourquoi, dans ces pays ultralibéraux aux inégalités galopantes, aux clochards qui meurent devant les hôpitaux privés, et à l’environnement saccagé par les multinationales.
Voilà qui est insupportable pour Le Monde, organe quasi-officiel de l’intelligentsia française, avant-garde de la société parfaite, celle de l’Espace de Francitude Géniale. Et voilà pourquoi le terme de « dumping » est utilisé dans la question. Elle amène la réponse suivante:

J’ai proposé d’avoir à terme un taux unique d’accises sur le diesel professionnel. Les transporteurs qui traversent l’Europe passent par le Luxembourg pour faire le plein, et cela se voit à la consommation par habitant de diesel au Luxembourg, qui est considérable. Ce phénomène bien connu est nié par les Luxembourgeois, qui veulent protéger leur gâteau.

Sacrés fonctionnaires: l’unicité, l’uniformité, la standardisation, la norme, l’harmonisation, ils n’ont que ces mots à la bouche. La différence, l’inégalité, l’inéquité ne sauraient exister. Toute inégalité est mauvaise. Toute égalité est bonne. Et les impôts sont bons, alors si il y a inégalité, ils doivent s’aligner sur les taux les plus élevés.
Chers amis Luxembourgeois, affreux consommateurs de diesel aux émissions de particules miasmatiques, vous n’avez pas le droit de priver les autres Etats européens d’une ressource rare. Il est parfaitement injuste que par une taxe ridiculement basse, alors qu’elle pourrait être si haute, vous récoltiez de l’argent qui devrait revenir à d’autres. En fait, c’est du vol que de taxer à taux si faible!

Le cas irlandais concerne un domaine, la fiscalité des entreprises, dans lequel il y a eu très peu d’harmonisation, si ce n’est un code de bonne conduite qui prévoit l’élimination de 62 régimes fiscaux dommageables sur dix ans, mais la fiscalité des entreprises irlandaises n’en fait pas partie

Dommageable pour qui ? Pour les clients ? Pour les employés ? Pour les actionnaires ? Pour les Irlandais ? Non, dommageable pour la même raison que le diesel luxembourgeois: c’est du gâchis que de taxer si peu!. Et aussi parce que le MEDEF ou d’autres organisations corporatistes se plaignent de la concurrence « déloyale » des entreprises situées en Irlande ou ailleurs. « c’est affreux M. le député, mes concurrents irlandais exploitent la main d’oeuvre, les enfants n’ont pas à manger, l’espérance de vie est en chute libre, et ils nous entraîneront dans leur chute si nous ne leur apprenons pas les bases de l’économie: des taxes, des taxes! »

Heureusement, le « commissaire » (ça fait froid dans le dos ce titre) enchaîne:

A l’origine, la Commission s’est intéressée au cas de l’Irlande parce qu’elle appliquait un taux réduit de 10 % en faveur des entreprises du secteur de l’aluminium, qui pouvait être assimilé à une aide d’Etat. Les Irlandais ont alors décidé d’appliquer à toutes les entreprises un taux unique de 12,5 %. A partir de ce moment, on entre dans le champ des préférences nationales. Je n’ai pas de base juridique pour exiger des Etats qu’ils en changent, et je ne le souhaite pas, car l’Union européenne n’est pas un Etat et la politique fiscale est au cÂœur de la souveraineté des Etats nationaux.

Qu’est-ce que ça peut faire que l’Etat irlandais subventionne de façon déguisée certains secteurs ? Cela est stupide, mais pas condamnable. D’ailleurs avec un taux unique l’Irlande a maintenant le droit de faire « ce qu’elle veut » (si tant est qu’un « Etat » ait une quelconque « volonté », puisque seuls les hommes ont des besoins, des désirs, et une volonté, mais vous me pardonnerez ce raccourci). Attendez seulement que la base juridique change. Peut-être dans la nouvelle constitution européenne ?
La volonté est affichée:

Je voudrais harmoniser le calcul de l’assiette de l’impôt sur les sociétés, comme je l’ai proposé il y a deux ans. Le gouvernement français voudrait que l’on harmonise aussi les taux. Mais si l’on fait cela, il sera impossible d’avoir un accord. Déjà, les Britanniques et les Irlandais bloquent tout accord sur l’harmonisation de l’assiette.

Toujours les anglo-saxons! Evidemment le gouvernement à la pointe de la taxe est le gouvernement de l’ultralibéral Raffarin. On en demande pas plus à notre gouvernement: allez taxer les autres pays, nous on en peut plus! Mais la stratégie française est autre: ce n’est pas tant taxer que recherchent les politiciens français, mais plus simplement dominer politiquement les autres pays. Il faut qu’ils se plient aux règles françaises car ces règles sont intenables mises en concurrence avec d’autres. Il faut donc changer les règles des autres, car il est impensable de changer une politique française, par définition parfaite.

je proposerai une coopération renforcée le plus rapidement possible, avant la fin du mandat de la Commission, en octobre. […] L’harmonisation comptable va de pair avec un calcul harmonisé de l’assiette fiscale. Tout cela va faciliter la comparaison de rentabilité des sociétés et améliorer la transparence entre les pays. Une fois que l’assiette sera harmonisée, les écarts de taux entre les pays vont s’accroître, car les Etats vont répercuter sur les taux – et faire apparaître au grand jour – les différences d’imposition qui étaient cachées dans le calcul de l’assiette. Dans un second temps, grâce à la concurrence fiscale, les taux vont se rapprocher de nouveau.

En gros, les Etats vont constituer un cartel, avec des taxes proches. Ou peut-être pas. Peut-être que certains pays décideront de conserver des taxes basses, juste pour avoir une croissance plus forte.

Et une perle, pour montrer que les commissaires ont parfois des lectures saines:

Si l’on adoptait la proposition de l’hebdomadaire The Economist en réduisant le taux d’IS à zéro, ces problèmes seraient résolus. La suggestion n’est pas absurde, car, in fine, ce ne sont pas les entreprises qui paient les impôts, mais les personnes.

On croirait qu’il a lu du Salin!
Pour résumer la fin de l’interview, le commissaire souhaiterait plus de standardisation des politiques fiscales, mais est conscient que les différences de taux ne sont qu’un élément parmi un faisceau concernant les décisions économiques. Il fait aussi l’éloge de la Cour de Justice Européenne qui, selon ses termes, fait preuve d’activisme en faveur de la standardisation…

L’édito du Monde

il y a urgence à agir et où l’Europe est impuissante. Ainsi de l’impôt sur les sociétés. L’incapacité des Etats à s’entendre pour harmoniser la manière dont est calculé cet impôt laisse aux entreprises le loisir de s’installer là où on les taxe le moins et ouvre grande la porte au dumping fiscal.

Vous imaginez ça ? Les entreprises peuvent s’établir là où les intérêts de leurs propriétaires sont les mieux préservés ? Quelle honte! Il en résulte des baisses de recettes fiscales, et des orphelins attendent toujours leur école!

M. Bolkestein, libéral néerlandais, harmonise les assiettes, pas les taux. Sur ce point, deux conceptions vont s’affronter. D’un côté, celles des partisans d’une concurrence fiscale qui estiment, à l’instar de M. Bolkestein, qu’elle est un excellent moyen de faire maigrir l’Etat. De l’autre, les partisans d’une coordination fiscale, notamment les Français. Sans celle-ci, estiment-ils, les Etats vont poursuivre leur course pour baisser les impôts sur le capital et les grandes entreprises qui sont mobiles, et surtaxer le travail et les PME qui ne peuvent pas se déplacer.

Libéral ? C’est vrai qu’en France émettre une pensée aussi violemment antisociale que les taux des taxes pourraient varier d’un endroit à un autre ne peut provenir que d’un libéral.
Evidemment les « ultralibéraux » Français Raffarin et Chiraq sont pour une « harmonisation » sur les taux, de préférence les plus élevés, c’est à dire les taux français. Sinon le Grand KKKapital et les travailleurs qualifiés (ceux qui n’ont pas déjà fui vers les USA…) pourraient décider d’aller voir ailleurs. La vérité c’est que plus les différences de taux seront criantes, plus elles seront facilement rapprochées de l’échec économique français, plus les Français réclameront des politiques libérales, et plus ils comprendront à quel point les politiciens actuels sont des escrocs, des voleurs et des menteurs.

L’enjeu est de trouver un juste milieu, avec une fiscalité qui ne pénalise pas l’Europe dans la compétition mondiale mais qui conserve assez de recettes pour préserver l’essentiel du modèle européen. Avec sa proposition, M. Bolkestein permet d’ouvrir un vrai débat. Il redonne la parole aux partisans d’une dose d’harmonisation qui dans la pratique n’avaient pas voix au chapitre depuis des années.

Comme d’habitude Le Monde adopte une attitude « raisonnable »: il faut trouver un « juste milieu », my ass! Il faut permettre à la France de ne pas se retrouver larguée dans l’Europe par ses taxes écrasantes, et donc soumettre les autres pays européens au même régime. Tant pis si le bateau coule, du moment que le « modèle » est sauvé. La France ressemble parfois au régime de Gorbatchev en 85, mélange de subtils jeux d’illusionnistes masquant la décrépitude d’un pays au bord du précipice, et parfois à l’Allemagne de 33, en proie aux factions, à la dictature de la rue, et des vociférants. C’est ça le modèle français ?