Réflexions sur l’anarcho-capitalisme

Cet article est une réponse à l’intervention d’un lecteur de la Page Libérale.

Un autre point m’étonne davantage: contrairement au libéralisme classique, l’anarcho-capitalisme ne semble pas avoir jamais été réalisé historiquement. N’est-ce donc pas utopiste comme position, alors que les libertariens se définissent comme concrets et pragmatique?
Un éclairage de la part d' »autorités » (personnes auxquelles on se réfère parce qu’elles s’affirment comme ressources indiscutables) m’intéresserait beaucoup.
Minarchiquement vôtre…

Sans prétendre être une « autorité », je vais tâcher de répondre à cette question, après un bref rappel.

* La tradition libérale.

De mon point de vue, est libérale toute personne favorable à la liberté individuelle, au sens politique du terme (et non métaphysique; j’y reviendrai).

Je crois qu’il n’y a pas de « libéralisme classique ». Cette expression désigne en fait les économistes dits classiques comme Adam Smith. Savoir si Smith est l’ancêtre du libéralisme moderne ou le chef de file des auteurs libéraux n’est pas évident du tout.
C’est le cas pour certains qui mettent en avant la fameuse « main invisible ». Mais à ce sujet, Smith n’a rien inventé: Mandeville l’avait précédé avec sa « fable des abeilles ». Pour d’autres, Smith est carrément le grand-père de Marx via Ricardo (Philippe Simonnot, L’erreur économique)!
En fait, il existe des éléments de libéralisme chez presque tous les économistes et les philosophes. Tous prônent une certaine liberté. On peut trouver des apports à la tradition libérale chez des auteurs très éloignés par ailleurs de ce courant. Platon a le premier expliqué l’utilité de la division du travail, il n’était pourtant pas précisément libéral.

A mon sens, il existe simplement un courant ou une tradition libérale, qui remonte au moins à l’antiquité grecque (et non simplement à Locke ou Hume) et qui est aujourd’hui plus vivante que jamais. Il n’y a aucune raison de s’arrêter aux classiques et d’en faire des demi-dieux.
Cette tradition libérale est marquée par une série de découvertes philosophiques (notamment métaphysiques, épistémologiques et éthiques) et économiques.
Elle est mue par l’enrichissement du savoir humain. Au fur et à mesure qu’on comprend la nature de l’univers et de l’homme, on perçoit de plus en plus l’intérêt et la nécessité de la liberté. C’est pourquoi la tradition libérale, au début très étatiste, devient de plus en plus anarchiste.
Cette évolution vers les idées anarchistes est le résultat d’un processus de « dépouillement des habits du roi ». Tous les penseurs du courant libéral, philosophes ou économistes, ont contribué à retirer au « roi » -l’Etat-, un de ses « habits », un de ses prétextes. Les philosophes des lumières ont détruit l’argument divin. Les libre-échangistes, l’argument interventionniste. Les objectivistes, l’argument moral. Les autrichiens, l’argument méthodologique -positiviste, etc.
Si on nettoie ces écrits de leurs erreurs, et qu’on n’en retient que la substantifique moelle, c’est-à-dire ce qui semble raisonnablement valide, on découvre que le roi est bel et bien nu: il ne reste plus aujourd’hui d’argument majeur en faveur de l’Etat qui n’ait été réfuté quelque part.

Ceci explique pourquoi de plus en plus d’intellectuels libéraux sont anarchistes. Certains d’entre eux -je pense par exemple à François-René Rideau– n’en sont donc plus à réfuter les arguments en faveur de l’Etat, mais à tenter de comprendre quels mécanismes ont engendré et engendrent toujours ces erreurs. Mais ces recherches ne sont accessibles et intéressantes que pour ceux qui ont déjà intégré que tout argument en faveur de l’Etat est nécessairement erroné.

* Anarchie et liberté

Jusqu’à présent, je n’ai pas employé l’expression « anarcho-capitalisme ». C’est à dessein, car il faut être bien clair sur cette terminologie. Si l’anarchie existe, elle est unique. Elle signifie l’absence de coercition à grande échelle, l’absence de gouvernement. Du point de vue libéral, donc, il n’existe rien qui puisse ressembler de près ou de loin à l’anarcho-communisme (ou -syndicalisme): ces constructions théoriques ne peuvent avoir aucune contrepartie dans la réalité car elles sont absurdes: elles prônent l’abolition de toute propriété privée, ce qui n’est même pas pensable. En effet, une société sans propriété privée serait caractérisée par l’interdiction systématique d’employer quelque ressource que ce soit sans l’accord de tout le monde, de sorte que, comme le dit Hoppe, « littéralement personne ne serait jamais autorisé à faire quoi que ce soit avec quoi que ce soit ». Ce serait la mort par inanition.

L’anarcho-communisme ne prône donc pas l’anarchie, mais à strictement parler, l’anéantissement de toute l’humanité. Son erreur fondamentale provient du fait qu’il conçoit la propriété privée comme une institution artificielle introduite par l’Etat pour opprimer les pauvres, alors que c’est précisément le contraire qui est vrai: l’Etat cherche par tous les moyens à restreindre le champ de la propriété privée par des taxes, règlementations, monopoles « publics », répressions,etc. ce qui a pour effet d’empêcher l’enrichissement de la masse des gens. Plus fondamentalement, l’anarcho-communisme fait la confusion gravissime entre liberté politique -la liberté au sens libéral- et liberté métaphysique -la capacité à maitriser la nature.

Cette confusion est courante mais doit être éliminée sous peine de brouiller complètement tout débat sur la liberté.

Malheureusement, le terme « anarchie » est trop souvent revendiqué par les « anarcho-communistes » pour pouvoir être utilisé sans confusion par les libéraux. Aussi ont-ils choisi de s’appeler par défaut -pour ceux qui sont concernés- « anarcho-capitalistes« .

* L’absence de précédent

J’en viens maintenant aux questions posées par l’intervenant.
Il semble avoir existé par le passé des sociétés anarchiques relativement stables, comme l’Irlande Celtique. Il existe des discussions sur ces cas, mais je ne m’y risquerai pas, n’étant pas moi-même historien. Que les spécialistes nous en parlent.

Quoiqu’il en soit, là n’est vraiment pas la question. Car enfin, cette objection (« Il n’a jamais existé de société anarcho-capitaliste par le passé ») ne peut provoquer à mon sens qu’une réponse: et alors ?

Avant l’avènement de la première démocratie, -quelque soit le sens qu’on donne à ce terme- aucune démocratie n’avait jamais existé.
Avant l’avènement de la première monarchie, aucune monarchie n’avait jamais existé.
Avant l’invention de la roue, aucune roue n’avait jamais existé.
Avant le premier vol spatial, personne n’avait mis les pieds dans l’espace.
(Monsieur de Lapalisse doit être content s’il me lit.)

N’était-il pas « utopique » de souhaiter ces évolutions ?

Les idées philosophiques précèdent toujours leur application. Il n’y a pas d’acte sans idée, il n’y a pas d’organisation sociale sans idée.

Une fois qu’on a compris qu’un maximum de liberté est à la fois souhaitable et logiquement possible, on est naturellement amené à appeler de ses voeux une société anarchique, ou anarcho-capitaliste.

Il se trouve de surcroît que l’histoire de l’humanité a été jusqu’à présent celle d’un perpétuel changement, qui grosso modo a conduit à une amélioration progressive. Pourquoi ne pas penser et souhaiter que l’on puisse arriver un jour à un stade avancé de liberté ?
Il n’y a là aucune contradiction. Etre « concret » et « pragmatique » ne signifie pas qu’on souhaite bloquer la société au stade où elle est actuellement, qu’on refuse tout progrès ou toute avancée. Les anarcho-capitalistes ne sont pas, au contraire, des ultra-conservateurs qui refusent tout changement dans les coutumes de la société.

Une fois assimilé le fait que l’avancée de la liberté politique coïncide nécessairement avec l’avancée du niveau matériel, scientifique, intellectuel et moral des masses, on peut également faire la réflexion suivante: qu’il serait inquiétant que l’humanité ait connu par le passé une anarchie généralisée et stable, car cela signifierait qu’il y a eu depuis une régression massive de la liberté et donc un retour à un stade antérieur de barbarie. Cela s’est déjà produit, quand par exemple suite à une guerre ou autre catastrophe, des démocraties sont revenues au stade de dictatures. Cela pourrait se produire également dans le futur au sein d’une hypothétique société libre -anarchique-. C’est le fameux argument de « l’instabilité » de la société anarcho-capitaliste.

* « L’instabilité » de la société anarcho-capitaliste.

Cet accusation d’instabilité est souvent évoquée par les adversaires de la liberté politique radicale -l’anarchie-. Elle est symptomatique d’une difficulté à comprendre ce qui fait la stabilité d’une société.

Imaginez que vous vous trouviez il y a quatre mille ans en Egypte et que vous tentiez de défendre l’idée de démocratie. Nul doute que personne ne vous accorderait plus de cinq minutes avant de vous traiter au minimum de doux rêveur. On vous rétorquerait que sans le Pharaon, la société sombrerait dans le désordre, la violence et le néant; que le Pharaon est le seul à pouvoir infléchir les dieux, et qu’il ne saurait être question de s’en passer. Vous seriez amené à entrer dans un débat métaphysique et épistémologique complexe face à des gens qui n’en connaissent pas les rudiments, en vain. La tâche des anarcho-capitalistes dans le monde actuel est du même ordre.

Aucun gouvernement au monde n’est capable d’assurer la stabilité d’un système social. Cette stabilité est le produit de l’idée que les gens se font de leur système social. S’ils pensent massivement que la démocratie est le meilleur système, alors il y aura une démocratie, d’autant plus stable que l’idée est partagée. S’ils régressent et se prennent à croire qu’un dictateur est « nécessaire », au moins momentanément, alors il y aura une dictature. S’ils pensent qu’un Pharaon est indispensable, il y aura un pharaon, et cela peut durer des milliers d’années. Si un jour, une proportion suffisante de gens sont intimement persuadés que l’Etat -tout Etat-, est par nature nuisible et qu’il faudrait l’abolir, alors il disparaîtra dans l’oubli général. La société anarcho-capitaliste verra alors le jour, et beaucoup de gens ne comprendront pas comment leurs ancêtres pouvaient croire à l’utilité de l’Etat. Et aucun groupe n’aura la moindre de chance de le rétablir en s’appuyant sur des arguments que tous considèront désormais comme du boniment.

La guerre contre l’Etat est une guerre d’idées. C’est une guerre de diffusion de l’information, d’explication, de pédagogie, de construction conceptuelle: il s’agit de comprendre que la liberté est bonne dans tous les domaines de l’existence, et d’autant plus qu’ils sont fondamentaux. Il s’agit de comprendre que toute restriction de la liberté introduit de la destruction et du désordre au détriment de la masse et au profit d’une petite élite.
Tant que les gens n’auront pas compris cela, l’Etat prospérera. Le jour où ils l’auront compris, aucune force au monde, aucun groupe armé ne pourront empêcher la disparition inéluctable de l’Etat. Mais pour en arriver là, il faut accepter de prendre connaissance des écrits des auteurs libéraux, ce que la plupart des gens refusent farouchement de faire.

Qu’est-ce qui empêche qu’un Pharaon prenne le pouvoir aujourd’hui en se réclamant d’Osiris ? Ce n’est ni la Police, ni l’armée. C’est l’information qui est dans vos têtes, à vous qui me lisez. Cette information vous fera dire: « en voilà une idée loufoque! On n’a pas besoin de « Pharaon ». Vos descendants diront peut-être un jour: « en voilà une idée loufoque! On n’a pas besoin de « Président de la République ».

* La société anarcho-capitaliste, une « utopie » ?

On entend souvent dire que l’anarcho-capitalisme est « utopique ». Tout dépend du sens qu’on veut donner à ce mot, bien sûr. « Utopie » n’est pas entendu ici au sens originel de l’île proto-communiste Utopia qui est manifestement inadapté à l’anarcho-capitalisme; je suppose qu' »utopie » désigne ici plutôt une société qui ne peut exister dans le monde réel parce que certaines de ses caractéristiques ne correspondent pas à la réalité métaphysique du monde. L’utopie communiste, par exemple, se fonde sur l’hypothèse de l’homme « nouveau », elle ne tient pas compte du fait que l’homme est ce qu’il est et pas autre chose. Par conséquent, elle doit nécessairement échouer, c’est-à-dire détruire, parce que l’homme n’est pas un homme « nouveau ». C’est une donnée métaphysique et quand on ne tient pas compte des données métaphysiques, on se heurte à un mur. L’utopie « anarcho-communiste » relève de la même erreur. Elle y ajoute de surcroît (au moins dans certaines de ses versions) l’idée que le monde sera « libéré de la rareté »: tous les biens seront disponibles pour tous en abondance. Cette théorie nie une donnée métaphysique, qui est justement la rareté des biens. Elle est donc « utopique » et ne peut que mener à des désastres. Elle veut également supprimer l’argent. Or l’argent est une condition métaphysique nécessaire à l’existence d’une société avancée, compte tenu de ce qu’est l’homme et de ce qu’est l’univers. Par conséquent, cette utopie ne peut pas prendre corps sans occasionner une régression épouvantable du niveau de vie des hommes. Il n’est besoin d’aucune expérience pour en avoir la certitude absolue.

Rien de tel avec l’anarcho-capitalisme, qui se fonde au contraire sur des arguments logiques et se garde de contredire toute donnée métaphysique. C’est au contraire par l’analyse fine de la nature de l’univers et de l’homme qu’on parvient à la conclusion de l’anarcho-capitalisme comme idéal de société. La tradition libérale qui y mène est d’abord une tradition du rationalisme, scrupuleusement respectueuse de la réalité et de la logique.

C’est la raison pour laquelle je ne me dis pas particulièrement « anarcho-capitaliste », mais surtout rationaliste ou tout simplement réaliste.